Dimanche 24 avril 2022, il est vingt heures plus une seconde. Emmanuel Macron fait irruption sur les écrans de tous les Français. 58,55% des électeurs ont décidé de maintenir le président sortant au sommet d'un pays qui tangue. Le Champ-de-Mars à Paris, QG de victoire à ciel ouvert, exulte.
Dimanche 24 avril 2022, il est vingt heures moins une seconde. A deux cent kilomètres de la liesse libérale entassée au pied de la Tour Eiffel, la salle Debeyre retient son souffle. L'ambiance est moins dingue. Doudounes, masques Covid et néons au plafond. Beaucoup de journalistes, aussi. Des caméras et des smartphones prêts à être dégainer. Nous sommes dans le Nord-Pas-de-Calais, à Hénin-Beaumont. Une bourgade de 26 000 âmes blotties contre les idées du Rassemblement national. Fief de la candidate Marine Le Pen. La commune vient d'ailleurs de réélire, sans suspense, le RN Steeve Briois. Pour l'anecdote, la maman du maire, conseillère régionale de même couleur, est à la tête de la plus grosse association de retraités.
Le décor est planté.
Vingt heures tonitruantes: Marine Le Pen trébuche. Dans la salle Debeyre, c'est une déflagration. Après plusieurs mois d'espoir, et malgré le score local de 67,15%, les militants d'Hénin-Beaumont tombent de haut. En une fraction de seconde, la colère, l'incompréhension et la tristesse inondent la pièce de larmes. De ce flot frontiste inconsolable, un majeur manucuré de rouge émerge sur une imposante vague d'insultes.
L'un des smartphones, en particulier, ne rate aucun pixel de la scène. Une vidéo d'une trentaine de secondes qui, immédiatement, symbolisera la défaite de Marine et déterrera un débat enraciné depuis des lustres en France: le mépris de classe. Sur ces images, un gang de vestes en jean carrément vénère et deux femmes aux cheveux décolorés. Une mère, armée d'insultes, et sa fille. C'est cette jeune femme qui a hissé le majeur en direction de l'écran géant, installé dans la salle Debeyre pour, initialement, assister à la victoire du Rassemblement national. Le lendemain, le binôme regrettera amèrement ces trente petites secondes d’explosion spontanée.
Dimanche soir, la vidéo fait deux fois le tour d'internet. La France connectée se moque, Twitter n'en a que pour cette mère et sa fille. En vrac, «Voilà le vrai visage de l'extrême droite, inculte et mal sapée!», «Quand les ch'tis apprennent la fermeture de l'usine de vestes en jean», «On ne pouvait rien attendre de mieux des gens du Nord».
Les images ont été tournées par un journaliste de la Voix du Nord, Youenn Martin. Il expliquera plus tard que la vidéo comptabilisait déjà plus de six millions de vues, mardi à la mi-journée. Il a, depuis, verrouillé son compte. «J’ai un petit compte, pas ultra-influent, mais je vois bien que ça n’arrête pas d’allumer mon écran parce que ça notifie à fond. Et je me rends compte que ça part un peu dans tous les sens en termes de commentaires», confiera-t-il dans son propre média mardi matin. La veille, Hanouna et Barthès avaient utilisé sa séquence pour faire pouffer leurs chroniqueurs.
Une célébrité éclair que beaucoup auraient préféré ne pas tutoyer. FranceInfo a très vite attrapé la maman par la manche (en jean). Julie, commerçante quinquagénaire dans le village voisin de Bully-les-Mines, regrette les insultes, qu'elle ne prononce d'ordinaire jamais, mais parvient à les expliquer.
J'ai recroisé la dame à gauche quelques minutes après. Elle s'appelle Julie et elle admet qu'elle a eu des mots à l'égard du président qu'elle ne prononce "jamais habituellement". Mais "c'était du désespoir, de la colère, on pensait que c'était la bonne cette fois pour Marine" ⤵️ pic.twitter.com/DJW9r2YPJa
— Raphaël Godet (@Raphaelgodet) April 25, 2022
La fille de Julie, qui a levé son doigt en honneur à Marine, a contacté elle-même le journal La Voix du Nord, le lendemain de l'élection. Elle voulait que le buzz s'arrête. Victime de harcèlement en ligne, la jeune femme réclamait la suppression de la vidéo. En vain. La journaliste Claire Lefebvre analyse le malaise né de cette vidéo et les clichés qui en découlent. Sur les réseaux sociaux, «même des gens de gauche ont dit de faire attention au mépris de classe, parce que ces femmes souffriraient de leur condition sociale. Mais pas du tout!»
En cause, un étrange élan de soutiens à ces deux femmes acculées et harcelées qui s'est fait entendre sur ces mêmes réseaux sociaux. Un romantisme bourgeois et une affection littéraire pour cette fameuse «France d'en-bas» à qui rien n'est censé réussir.
J’aime cette France rurale, précaire, peu diplômée, cette France populaire donc, moquée, fascisée, abandonnée, déclassée, j’aime leur colère, je souffre de leurs souffrances & je conchie ceux qui leur crachent dessus. https://t.co/nS044UBCId
— Johann Margulies (@JohannMargulies) April 25, 2022
Johann Margulies, parmi d’autres, «ingénieur civil & génie atomique et ancien professeur à Sciences Po», a fait s'étrangler internet: «Qu’est ce qui vous indique qu’elles sont en bas de l’échelle??!», lui balance une internaute, furax, en commentaire.
Bien sûr que non. Dans cette fameuse vidéo, en arrière-plan du doigt d'honneur et du gang des vestes en jean, deux jeunes gens affichent même une mine plutôt réjouie.
Les craks de Hénin-Beaumont 😂 pic.twitter.com/Y5u3ryw7n2
— Zizou 🇩🇿 (@Zizouuu42) April 25, 2022
Et, en zoomant un peu, on les aperçoit se faire un petit check du poing à l'annonce de la victoire d'Emmanuel Macron. L'un d'eux, au lendemain des résultats, s'est exprimé sur le site de FranceInfo: «On voulait montrer qu'à Hénin, il n'y a pas que des lepénistes.» Mais, ce jeune homme de 16 ans, qu'a-t-il pensé de l'attitude des deux femmes devant lui?
Reste que cette séquence, et surtout le majeur rouge et tendu qu'elle figera à jamais, risque bien de rester l'image forte de cette soirée du 24 avril 2022. Même si certains le regrettent. Comme la journaliste à Mediapart, Khedidja Zerouali, qui «aurait préféré que l’on retienne autre chose que quelques secondes de vidéo et qu’un doigt d’honneur. Parce qu’à Hénin, il y a aussi Massimo, ancien ouvrier du BTP d’origine italienne, qui traîne dans les rues de la commune, qui connaît tout le monde et qui conchie les fachos.»