Criques aux eaux cristallines, paysages sauvages, ports où il fait bon s'attabler pour observer les pêcheurs. Voilà pour le décor. Le théâtre de cette petite île méditerranéenne de 340 000 habitants semble quelque peu décalé pour abriter cette déferlante d'émeutes. Mais les faits sont là: depuis deux semaines, le gouvernement français ne parvient pas à contenir la vague de violences qui ébranle la Corse.
Tout est parti d'Arles, dans le Sud de la France, le 2 mars 2022.
Alors qu'il s'adonne à ses exercices de musculation, seul, dans une salle de l'établissement pénitentiaire, le détenu Yvan Colonna, d'origine corse, est violemment agressé par un autre détenu, un djihadiste de 36 ans, connu pour son tempérament violent.
Cette agression laisse Yvan Colonna dans un état «gravissime», selon son avocat Patrice Spinosi dans une interview pour France Inter. Actuellement, il se trouve encore dans le coma, entre la vie et la mort.
Mais comment cette attaque, aussi grave soit-elle, d'un prisonnier détenu bien loin de son île, a-t-elle pu semer à ce point la pagaille? C'est qu'en fait, Yvan Colonna constitue un symbole.
L'étincelle qui a mis le feu aux poudres est précisément le statut de «détenu particulièrement signalé» (DPS) dont est affublé le Corse.
Aussi et surtout, ce statut empêche les détenus corses de longue durée de purger leur peine sur leur île – les prisons y étant dépourvues des normes sécuritaires requises.
Or, cela fait des années qu'Yvan Colonna demande la levée de cette mesure. Idem pour ses deux coaccusés dans l'affaire Erignac, Alain Ferrandi et Pierre Alessandri. Le changement leur aurait permis d’être transférés en Corse depuis déjà plusieurs mois. Les demandes de rapprochement ont toutes été refusées.
Pour Gilles Simeoni, le président du Conseil exécutif de la collectivité de Corse et ancien avocat d’Yvan Colonna, ce constat est insupportable. Au lendemain de l'agression de son ex-client, il affirme sur franceinfo:
«Si le droit au rapprochement avait été appliqué, le drame de ce matin n'aurait pas eu lieu», estime-t-il.
L'agression d'Yvan Colonna provoque l'émoi sur son île d'origine. Etudiants, lycéens, organisations nationalistes ou syndicats se mobilisent et descendent dans la rue pour soutenir l'ancien militant indépendantiste, à grands renforts de banderoles «Gloire à toi Yvan» et «Etat français assassin», détaille Sud Ouest.
— Corse-Matin 📰 (@Corse_Matin) March 13, 2022
Les tensions montent crescendo. A Bastia, Calvi, Ajaccio, plusieurs manifestations virent à l'émeute. Rapidement, les banderoles sont remplacées par des cocktails Molotov, bombes agricoles, raquettes de tennis, pavés déchaussés et cailloux récupérés sur les voies ferrées. Elles s'achèvent à coups de gaz lacrymogènes et canons à eau par les forces de l'ordre, raconte Corse Matin.
Bilan final: plus d'une centaine de blessés à Bastia dimanche dernier, des bâtiments publics et des résidences secondaires sont incendiés.
Importants jets de gaz des forces de l'ordre pic.twitter.com/jR15LZ3gQD
— Corse-Matin 📰 (@Corse_Matin) March 13, 2022
Résultat: «Dans un esprit d'apaisement», le Premier ministre français Jean Castex lève le 14 mars le statut de DPS d'Yvan Colonna.
Le lendemain, le Ministère français de la justice approuve également les demandes de Pierre Alessandri et Alain Ferrandi – lesquels devraient pouvoir purger le reste de leur peine dans une prison corse.
Si d'aucuns prennent cette décision comme une provocation, (Colonna se trouvant désormais entre la vie et la mort dans un hôpital de Marseille), c'est aussi la preuve, pour certains protestataires, que seuls l’affrontement et la force paient... là où la politique et les négociations avec Paris échouent.
Quoi qu'il en soit, l'agression d’Yvan Colonna a réveillé «deux volcans», analyse Le Temps:
Comme le précise le sociologue Jean-Louis Fabiani, à L'Express: «L'idéologie de l'autonomie a gagné l'hégémonie culturelle, tout le monde est convaincu que la Corse est une entité». De fait: depuis l'été dernier, les trois quarts des bancs de l'hémicycle territorial sont occupés par des élus autonomistes et indépendantistes.
Désormais, la majorité autonomiste exige un «dialogue de fond». Elle attend de pied ferme Gérald Darmanin, qui s'est vu refiler le dossier par le président Macron.
Les responsables nationalistes corses exigent déjà plusieurs choses:
Dans une interview accordée à Corse Matin avant sa visite sur l'île cette semaine, Darmanin a pris tout le monde par surprise en affirmant sans détours:
C'est une première: jamais un représentant du gouvernement français n'avait ouvert ainsi la porte à la revendication de longue date des nationalistes corses. «Après, la question est de savoir ce qu’est cette autonomie. Il faut qu’on en discute», a précisé le ministre de l’Intérieur. Il n'a fourni aucune indication sur les compétences dont bénéficierait la Corse si jamais elle obtenait ce statut.
Mais avant tout, le ministre de l'Intérieur pose comme condition à toute discussion le retour au calme et la fin des violences.
Invité sur le plateau de BFM TV, Gérald Darmanin a insisté sur le fait que le processus autour de cette revendication serait «long». «J'ai dit que [nous serions prêts à aller] jusqu'au statut d'autonomie. Cela veut dire qu'à mon avis, il y a aussi d'autres étapes possibles», a déclaré le nouveau monsieur Corse du gouvernement.
«Je commence une négociation, l'esprit ouvert», a assuré Gérald Darmanin. Quoi qu'il en soit, «nous devons discuter cependant des difficultés que nous avons depuis très longtemps». La pression sur les épaules de Darmanin est grande:
En ce qui concerne le calendrier, Gérald Darmanin a rétorqué à BFM TV: «Il y a une élection présidentielle, donc il est sûr que c'est dans le prochain mandat d'un prochain président de la République ou d'une prochaine présidente de la République.»
Des promesses dont les Corses prendront bonne note.