Longtemps, lorsqu'on entrait dans les locaux de CNews-C8, le studio de gauche était le royaume d'Eric Zemmour et celui de droite le cœur de l'empire Hanouna. Deux salles, deux ambiances et des conséquences identiques: la brutalisation des codes du débat public.
Ceux qui ont assisté à l'émission «Face à Baba» sur C8, le 27 janvier, ont eu le privilège d'assister à un nouvel épisode de la dégradation du débat public en France. Sur un plateau empruntant aux codes chromatiques du Cabaret Michou davantage qu'à ceux de la Convention nationale de 1793, un ancien ministre socialiste, Jean-Luc Mélenchon, pétri de culture politique et philosophique, débattait notamment avec Eric Zemmour et, «pour toucher les jeunes et les 1.8 million de téléspectateurs», est tombé dans une embuscade médiatique coûteuse et gênante.
Que Cyril Hanouna soit passé des soirées mousse du Club Med de Kemer au statut d'interviewer de candidats à la présidence de la République n'est pas un problème fondamental. Ce qui est en revanche plus que préoccupant, c'est le monstre médiatique qu'il a fabriqué et dont les codes, brutaux et dénués de retenue, rongent le cadre d'un débat public déjà mal en point.
Le pari fait de longue date par l'équipe de Jean-Luc Mélenchon est d'investir l'émission de Cyril Hanouna sur C8 pour y porter leur parole arguant du fait que «les jeunes» regardent cette émission. Cette assertion mérite relativisation même si le groupe Canal+ (propriété de Vincent Bolloré) avance des scores astronomiques chez les téléspectateurs les plus jeunes. On peut en effet émettre la volonté de s'adresser à des publics, comme les jeunes ou les classes populaires, particulièrement peu enclins à s'intéresser au débat politique.
Or, si les actions militantes originales – campagne dans le métro, fanfares, meetings innovants ou olfactifs – inventent leurs propres codes, neufs, inusités, pouvant être adoptés par des publics nouveaux, la participation à une émission de divertissement implique d'en accepter les codes, d'assumer l'identité de la puissance invitante. Identité qui, dans le cas d'Hanouna, implique diverses formes de violence, le dénigrement pour activité récurrente et l'invitation non moins récurrente de personnages un brin à l'écart des règles du débat éclairé par la raison et respectueux de l'adversaire ainsi, évidemment, que d'invités au tropisme nationaliste peu nuancé.
Aller à «Touche pas à mon poste» implique d'en assumer règles et codes et de les légitimer. Dans «Balance Ton Post» évidemment, Eric Naulleau invective Raquel Garrido et ce sont des torrents d'injures qui caractérisent l'émission, torrents d'injures légitimés par le fait qu'Eric Naulleau, «intellectuel de gauche» tapageusement autoproclamé peut passer à la question, sans retenue, élégance ou sens du dialogue, des personnalités de gauche accusées de tous les maux.
Ce soir-là, le comportement général sur la plateau a nui au principal invité, dont la position tenait de Fort Alamo là où il pensait vivre un Austerlitz télévisuel. Le choix stratégique de s'en remettre à Cyril Hanouna comme Monsieur Loyal était extrêmement risqué. Il s'est avéré perdant pour Jean-Luc Mélenchon. Pour les politiques, la télévision d'Hanouna ressemble au Prix du danger d'Yves Boisset (1983) qui raconte les dérives criminelles à venir des jeux télévisés, le participant risquant sa peau pour avoir une chance de gagner.
D'autres personnalités ont choisi de se rendre sur le plateau de C8. Ainsi le professeur Didier Raoult s'est-il rendu sur le plateau de «Touche Pas à Mon Poste». Sourcilleux sur le choix de ses interlocuteurs, sans cesse en proie à polémiques ou cabales, le professeur Raoult a fait un choix étonnant en venant à TPMP. D'autant que les interlocuteurs fréquemment présents sur le plateau, tels que Francis Lalanne ou Fabrice Di Vizio, poussent à l'amalgame avec eux.
Le plateau d'Hanouna suinte la violence. A l'égard de tous. Chroniqueurs compris. Violence verbale, symbolique, parfois physique. Les actes homophobes touchant l'un des chroniqueurs sont la résultante évidente d'une forme de violence puisant sa source dans les plus grossiers préjugés. Pour remettre en perspective l'importance et l'influence de cette émission, il suffit de la comparer à ce que furent «Les Jeux de 20 heures» des années 1980.
Sélectionner le plateau sur lequel on intervient, quitte à «perdre» en audience, est un impératif. Contrairement à une opinion erronée, non, «les jeunes», «les Français», ne se font pas leur opinion en écoutant Hanouna. Hanouna, dans toutes les dimensions de ce qu'il fait, correspond à ce que furent les émissions des chaînes de Berlusconi, habilement structurées pour détruire la gauche italienne et ses représentants. Trente ans après l'irruption de Berlusconi sur la scène politique italienne, tout est connu et a été analysé dans l'usage qu'il a fait de ses chaînes.
Jadis, les hommes politiques en rêvaient et vivaient une véritable consécration en passant à «L'Heure de vérité». Etre reçu par François-Henri de Virieu et répondre aux questions de Jean-Marie Colombani, Albert du Roy ou Alain Duhamel pour la première fois était un événement solennel pour l'invité et marquait une étape dans son cursus honorum politique. Le public, parfois composé d'autres personnalités, avait interdiction de réagir, exception faite d'un sourire ou d'un hochement de tête. Tout juste, un instant, les publics de Jean-Marie Le Pen ou Georges Marchais manifestaient-ils une approbation, quelques rires ou une brève réprobation.
Après la conversion de nombre de responsables politiques aux émissions de divertissement au tournant des années 2000 de façon massive, vint l'ère des chroniqueurs administrant la question puis l'avènement de Jean-Jacques Bourdin, dont les hommes politiques acceptèrent sans barguigner qu'il les interroge sur un ton accusatoire et qu'il les sermonne de la façon la plus vive. Un élément dégradant le débat public est aussi que la figure du grand journaliste a été progressivement remplacée par celle de l'interviewer soupçonneux, devenu un people comme les autres, et se mettant davantage en scène qu'il n'interroge et met en lumière le projet politique d'un invité.
Il est frappant de constater que les responsables politiques se sont soumis à cette mutation et l'ont accompagnée. Dans leur cas, comme dans celui de Jean-Luc Mélenchon, leur comportement face à ces évolutions et aux nouveaux interlocuteurs médiatiques ressemble au syndrome du Colonel du Pont de la Rivière Kwai, ils sont, de fait, captifs et complices d'une brutalisation des codes de la politique.
Cyril Hanouna, quant à lui, fait système: sa présence sur les réseaux sociaux imbriquée dans la construction de ses émissions sont un arsenal assez important pour contribuer non seulement au buzz si recherché mais aussi pour orienter le débat public. Si anecdotique soit-il, un événement, un sujet infinitésimalement minoritaire en termes de préoccupation obtient son passeport pour l'existence dans le débat.
Préoccupant, parce que la dévaluation des élus misant sur l'anti-intellectualisme forcené de cette émission s'additionne à la glorification d'une foule d'anonymes, dont la présence sur les réseaux sociaux tient à l'évidence plus du travail de corbeaux que de la participation au débat civique. Ce système Hanouna est particulièrement agressif pour le cœur du débat démocratique. Il fait partie d'un processus qui rompt avec un mouvement de long terme, de pacification de la société et d'inscription de chacun dans des interdépendances le dépassant.
Jean-Luc Mélenchon a commis une faute stratégique. S'il l'a commise, c'est une très mauvaise nouvelle. Non pas pour son score, mais parce que cela signifie qu'une grande partie des responsables politiques vont aller chez Cyril Hanouna et contribuer à dégrader un peu plus le débat public français.
Cet article a été publié initialement sur Slate. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original