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«Le drone est la vraie révélation de la guerre en Ukraine»

«Le drone est la révélation de cette guerre» et l'Ukraine l'a bien compris

Depuis le début de l'invasion russe, civils et militaires ukrainiens travaillent ensemble pour produire des drones avec les moyens du bord. C'est que cet engin change la donne sur le champ de bataille. Qu'il surveille, bombarde ou saute à l'impact.
06.08.2022, 11:55
Pierre Polard / slate / Kiev
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Ils semblent bien loin du front. Ivan, 55 ans, est grand, maigre et porte une casquette de baseball. Aliocha, lui, est dévoré par les tics et par les cernes. D'apparence, plutôt des geeks que des soldats qui tiennent une tranchée. Mais il y a leurs mains. Dans un atelier, dont la localisation doit rester secrète, elles collent, soudent et assemblent. Du matin au soir, toute une équipe conçoit les drones (ou «coucous») qui seront envoyés au front.

Aliocha commence:

«Moi, ce que j'aurais voulu, c'est voler. Mais finalement, non... J'ai fini ingénieur. Reste que voler, ça me restait en tête. Alors les coucous, c'était d'abord ça, un hobby.»

Ivan le coupe. «Puis a éclaté la guerre, la totale, celle du 24 février. D'abord, mentalement, il a fallu accepter le désastre. Choisir ensuite: se battre ou fuir? J'ai trois jeunes enfants, j'aurais pu quitter l'Ukraine. J'aurais pu aussi prendre une kalachnikov et aller tuer dix Russes avant d'être abattu à mon tour. Mais j'ai choisi de pouvoir en éliminer au moins cent. Aider nos renseignements, préciser nos frappes d'artillerie... Choisir les drones, donc.»

«Le drone est la vraie révélation de cette guerre»

Comme beaucoup d'autres secteurs, l'Ukraine négligeait celui des drones avant la guerre. Et, comme pour tout le reste, le pays a su transformer des amateurs en spécialistes dès le 24 février.

«Le pays était à sec. Nous n'avions ni grosse production à l'arrière ni formation massive de pilotes de drones. Alors, il a fallu vite s'adapter, raconte Ivan. L'armée compte sur nous aujourd'hui pour l'approvisionner. Le drone est la vraie révélation de cette guerre. Un juste milieu entre l'avion et l'hélicoptère, avec la possibilité de vol long ou de vol statique... Puis, évidemment, vient le faible coût à l'achat et à l'utilisation.» Aliocha complète: «Moindre risque aussi pour les hommes...» Les deux collègues rient.

«La différence entre un commercial et un ingénieur: je pense à l'argent, il pense à l'homme derrière la machine»
Ivan

Typique de l'Ukraine en guerre que cette alliance entre les militaires et des bénévoles qui mettent à contribution leurs compétences spéciales. Une relation organique, sectorialisée, en flux tendu. Les militaires octroient à l'organisation des deux hommes un terrain dédié au test des coucous – depuis le 24 février, l'utilisation de drones est strictement interdite dans tout le pays.

«Nous ne travaillons pas vraiment avec le haut commandement», nuance Ivan. «Nous parlons directement avec les pilotes. Ils nous font part de leur expérience, de leurs besoins sur le moment et pour des situations qui varient. En fonction de ces retours, nous adaptons et personnalisons notre production.»

Des difficultés d'approvisionnement

Le drone qu'Ivan et Aliocha peuvent produire est un compromis entre le simple drone civil, acheté sur Amazon et directement envoyé sur le front pour un usage basique d'observation, et les drones militaires de type Bayraktar TB2 – 5 millions de dollars à l'unité.

Aliocha explique fièrement:

«Ne dites surtout pas que nous achetons nos drones en ligne! Nous les produisons seuls, du début à la fin. Ce n'est pas une production à la chaîne. Nous avions tous des métiers différents avant la guerre, mais chaque membre de l'équipe fabrique son propre drone et doit savoir se débrouiller avec un couteau, une soudeuse ou un ordinateur.»

«Maintenant, nous dépendons uniquement des dons que nous arrivons à amasser. Depuis la libération du nord de Kiev, les gens donnent moins. Ils se sentent moins directement menacés. Plusieurs mois ont déjà passé et leurs économies ont surtout fondu... Nous dépendons aussi du temps mis à recevoir les différentes pièces. Si tout était disponible immédiatement, nous pourrions faire un drone par jour. Quand des pièces manquent, un gars peut mettre une semaine à concevoir un coucou», explique-t-il.

Ivan précise les modalités et les difficultés d'approvisionnement: «La Chine a bloqué tous les exports en Ukraine qui pourraient, de près ou de loin, aider à concevoir un drone militaire. On doit donc prospecter un peu partout ailleurs... Mais quand ce n'est pas un exportateur qui nous bloque, ça peut être une banque. Je peux même vous parler d'une banque française qui a gelé toutes nos commandes quand elle a constaté la réalité de notre activité.» Aliocha interrompt Ivan. Il lui fait remarquer qu'il n'est pas bon de dire le nom de l'établissement bancaire tant que leurs fonds sont gelés.

La magie de l'imprimante 3D

Pour contrer les difficultés croissantes d'approvisionnement, Ivan et Aliocha mentionnent des alternatives. Aliocha confesse, à demi-mot, que «l'imprimante 3D est sans doute l'aspect le plus stratégique de [leur] métier»: «Avec elle, on peut fabriquer un petit appareillage qui permet de larguer une charge explosive. En d'autres termes: ce qui marque définitivement la transformation d'un drone civil en un coucou militaire.»

Les deux hommes se taisent aussitôt, puis veulent mettre fin à l'entretien. Ils craignent que l'accès aux imprimantes 3D se durcisse à son tour. Le 8 juillet 2022, l'ex-Premier ministre japonais Shinzo Abe était abattu par un homme soupçonné d'avoir conçu une arme à feu avec une imprimante 3D. Une situation qui serait révélatrice des troubles actuels: ce qui, dans une partie du monde, peut permettre à un déséquilibré de commettre un acte criminel, contribue, ailleurs, à la survie d'une nation face à l'invasion.

Cet article a été publié initialement sur Slate. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original

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L'Ukraine aurait attaqué la Russie avec des drones achetés sur AliExpress
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