Ukrainiens, Russes, Turcs, Moldaves, Roumains, Géorgiens? La Bessarabie, région du sud-ouest de l'Ukraine, a toujours été un lieu de passage et abrite de nombreuses nationalités. Comment se passe cette cohabitation? La guerre avive-t-elle les tensions intercommunautaires?
«Dans ma famille, par exemple, il y a des Russes et des Ukrainiens», témoigne Maxim, qui travaille dans un hôtel à Izmaïl (Ukraine), sur les bords du Danube. «Mais il n'y a pas de problème, c'est normal. La mixité fonctionne bien. On trouve le moyen de vivre ensemble et de faire les choses en paix, comme une grande famille.»
Les tensions existent pourtant. «Certains de mes amis ont des frères et soeurs en Russie, mais ils ne se parlent plus, car ils ont des opinions différentes, comme c'est le cas pour beaucoup de gens, raconte-t-il. Mais les Russes nés en Russie et résidant à Izmaïl depuis des dizaines d'années se sentent ukrainiens. Ils détestent cette guerre, ils veulent rester ici, en Ukraine.»
Après 22h, les rues se vident petit à petit. Quelques Ladas qui servent de taxis s'éparpillent. Un couvre-feu est instauré de 23h à 5h du matin: pas de voiture, pas de piéton. Je trouve une auberge de jeunesse pour la nuit. Au réveil, je constate que mes voisins de chambre sont sur le pied de guerre. Il s'agit de militaires de l'armée régulière et de garde-frontières, habillés en kaki, qui s'apprêtent à reprendre leurs postes.
Des civils se préparent de leur côté à entamer leur journée de travail, qui va intégralement se dérouler au sein de l'hôtel.
«Au début de la guerre, beaucoup de réfugiés sont passés par Izmaïl, pour aller en Roumanie et ailleurs en Europe. Mais après, c'est devenu plus difficile de passer la frontière pour les hommes qui sont aptes à la mobilisation et doivent rester en Ukraine, comme moi.»
À la télévision, des chants patriotiques tournant en boucle finissent par «Slavia Ukraini!» («Gloire à l'Ukraine!»). Des clips ukrainiens, comme celui de la chanson «I am not OK» du groupe Kazka, diffusent des images de bombardements et de victimes civiles. «Non, je ne suis pas d'accord/Il est 4h du matin/Je suis éveillée/Ma soeur, j'essaie juste/De voir au jour le jour/Reconnaissante de pouvoir encore voir ton visage/Priez pour l'Ukraine», y entend-on.
Plus loin, devant le monastère d'Izmaïl, un monument rend hommage aux morts de la guerre d'Afghanistan, qui a participé à faire tomber l'URSS: plus d'un demi-million de civils et 26 000 soldats de l'armée russe ont été tués entre 1979 et 1989.
Aujourd'hui, après six mois de conflit, même si les estimations varient, la guerre en Ukraine aurait déjà fait entre 15 000 et 20 000 morts dans les rangs de chaque armée et des dizaines de milliers de victimes civiles - plus de 20 000 pour le seul siège de Marioupol, selon Kiev. À ce chiffre, il faut encore ajouter les 14 000 victimes de la guerre du Donbass, commencée en 2014.
«Pour nous, cette guerre a commencé il y a huit ans. On tient le coup, mais on ne peut pas être optimiste: elle va durer», se résigne Maxim. «J'ai l'impression d'être dans le livre 1984. Notre pays est comme l'Afrique dans le livre d'Orwell, partagé entre des empires, entre deux forces, pris dans une guerre sans fin. L'histoire de l'Ukraine est pleine de ces moments.»
De l'autre côté du Danube, en Roumanie, à Tulcea, l'atmosphère est tout autre. Des Roumains viennent visiter le delta du Danube. Ils canotent, guettant cormorans et pélicans à quelques centaines de mètres de la frontière. On y croise moins de drapeaux bleu et jaune en soutien à l'Ukraine qu'en France, et pourtant une partie des réfugiés transite toujours par cette ville. «Beaucoup d'Ukrainiens sont venus dormir chez moi, affirme Luca, qui tient une maison d'hôtes. Après une nuit, ils repartent dans toute l'Europe: en Pologne, en Italie ou encore en Allemagne.»
À 172 km de là se trouve Constanta, station balnéaire mais surtout grand port roumain donnant sur la mer Noire. Ses longues plages s'étendent sur plusieurs kilomètres le long d'une bande de terre dans le quartier de Mamaïa et sont bordées de boîtes de nuit. La guerre semble loin. Pourtant, ici aussi, le conflit a des répercussions directes sur l'activité.
Stalian travaille dans un café sur la plage: «L'année dernière, un litre d'essence coûtait 5 à 6 lei (réd: environ 1 franc). Aujourd'hui, il en coûte 10. Donc les gens restent chez eux pour économiser.»
C'est dans ce même port de Constanta qu'une partie des millions de tonnes de céréales d'Ukraine a pu être exportée ces dernières semaines. Malgré cela, la proximité du conflit n'inquiète pas les professionnels du tourisme. «Ici, ce n'est pas dangereux. On se sent en sécurité. L'OTAN a une base à Mihail Kogalniceanu. La guerre ne viendra pas jusqu'ici», assure-t-il.
À 30 kilomètres de Constanta, la base militaire de Mihail Kogălniceanu abrite 2000 soldats américains, 500 militaires français, ainsi que des soldats belges, italiens et allemands. Des avions militaires anglais ou canadiens sont aussi sur place. «Pourtant, la guerre est si proche, on ne sait jamais ce qu'il peut se passer si jamais ça devient fou de l'autre côté du Danube», lâche Stalian en regardant vers la mer Noire.
Cet article a été publié initialement sur Slate. watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original