«Je traverse pour aller chercher mon fils de 1 an.» Olga, une Ukrainienne de 28 ans aux cheveux rouges, m'explique qu'elle a fui les bombardements d'Odessa. Elle me demande de la prendre en stop de l'autre côté du fleuve pour l'amener jusqu'au port d'Izmaïl, côté ukrainien, où elle a confié la garde de son enfant à des proches.
Après avoir traversé l'Europe, juste avant d'entamer son delta et de se jeter dans la mer Noire, le Danube s'étend ici sur une largeur de plus d'un kilomètre. Aucun pont à ce niveau. Il faut le franchir en barge pour passer de la Roumanie à l'Ukraine.
Sur celle qui nous emmène d'Isaccea, en Roumanie, à Orlivka, en Ukraine, quelques conducteurs retournent à vide chercher des céréales. À côté des camions: des piétons comme Olga et quelques voitures de particuliers, comme celle d'Anna, la cinquantaine, qui vient d'Allemagne. Elle explique:
Dans l'autre sens, des camions chargés de céréales débarquent, ainsi que quelques familles. Des femmes, des enfants et des personnes âgées arrivent en Roumanie et sont accueillis par des bénévoles de la Croix-Rouge, qui leur distribuent de l'eau. Mais pas d'hommes en âge de combattre: ils peuvent être mobilisés et ne peuvent pas quitter l'Ukraine. Côté ukrainien, une jeune femme en treillis, AK-47 en bandoulière, me dévisage et inspecte mon véhicule. Ici, les garde-frontières ont entre 20 et 25 ans.
La Bessarabie, cette région du sud-ouest de l'Ukraine, est à l'image du drapeau national jaune et bleu: une vaste plaine riche en céréales sous un ciel azur. Mais s'y ajoutent aujourd'hui des centaines de poids lourds ukrainiens qui font la queue sur des kilomètres le long de la route qui mène à Izmaïl.
C'est ici que viennent s'accumuler les millions de tonnes de blé, de maïs ou de graines de tournesol qui ne peuvent plus sortir par les ports de la mer Noire. Sur le bord de la route, en short et T-shirt, les conducteurs font la cuisine en attendant leur heure. Le délai d'attente pour traverser ou décharger leur cargaison dans l'un des ports du Danube est de sept à quinze jours.
Izmaïl est le premier port ukrainien sur le Danube. Dans la ville, pavoisée de drapeaux bleu et jaune, règne un calme apparent. Des jeunes se draguent à la sortie d'un fast-food. Un enfant, habillé en kaki avec un faux gilet pare-balles, joue près du monastère. Mais les contrôles par l'armée à la périphérie de la ville rappellent que le pays est en guerre.
«Les temps sont durs pour le gens ici», témoigne par ailleurs Maxim, qui travaille dans un hôtel d'Izmaïl.
Est-ce qu'il y a un risque de bombardements? «Certains se sentent en sécurité, car on est près de la frontière avec la Roumanie. La Russie ne devrait pas prendre le risque de toucher un pays membre de l'OTAN», affirme Maxim. Il nuance:
L'Ukraine étant le grenier à céréales de nombreux pays, la guerre a provoqué une crise alimentaire mondiale: en plus de l'inflation due à la pénurie de gaz et de pétrole, le blocus des ports ukrainiens de la mer Noire par l'armée russe empêche les millions de tonnes de blé, maïs ou tournesol, qui partent habituellement des ports d'Odessa ou de Marioupol, de quitter le pays.
Résultat, les prix flambent. Or, de nombreux pays comme la Turquie, l'Égypte ou encore le Liban, sont directement dépendants des céréales ukrainiennes. En plus de provoquer la ruine de paysans ukrainiens, l'invasion russe risque donc de provoquer des pénuries alimentaires dans d'autres pays.
Des alternatives, comme le transport des céréales par train, sont envisagées. Mais c'est surtout ici que l'Ukraine a cherché à faire sortir ses récoltes. En juin, 44% des 2 millions de tonnes de céréales exportées du pays l'ont été depuis Izmaïl, Reni ou Kilia (oblast d'Odessa), les principaux ports ukrainiens sur le Danube. Soit en faisant traverser en barge les camions de 25 tonnes, soit en déversant leur cargaison dans des bateaux fluviaux qui remontent le Danube ou sortent par la mer Noire.
En face du port roumain de Sulina, des dizaines de navires attendent leur tour pour pouvoir emprunter le Danube direction Izmaïl et remplir leur soute de grains.
Héritage du temps communiste, un tableau d'honneur est affiché à l'entrée du port avec les portraits des meilleurs ouvriers. La nouvelle route des céréales a nécessité une reconversion en urgence de ces ports et une adaptation des structures pour embarquer ces matières premières sur les bateaux fluviaux.
À ce jour, après d'âpres négociations, quelques navires ont de nouveau commencé à sortir des céréales depuis les ports de la mer Noire. Mais cette voie reste fragile et les départs se font au compte-gouttes. Moscou a d'ailleurs bombardé le port d'Odessa le 23 juillet, soit le lendemain de l'annonce de l'accord. Depuis le 22 juillet, seuls 25 bateaux ont pu partir des ports d'Odessa ou de Pivdenny. La route des céréales par le Danube n'est pas près de se tarir.
Cet article a été publié initialement sur Slate. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original