Depuis plusieurs semaines déjà, l'armée russe assiège de nombreuses villes ukrainiennes. Bien qu'elle ne soit pas encore parvenue à prendre le contrôle d'un grand centre, ses frappes se poursuivent et cela provoque des «dégâts absolument désastreux». C'est ce qu'affirme vendredi Amnesty International, qui, pour la première fois, a vérifié de manière indépendante les preuves matérielles attestant de l’utilisation d’armes interdites.
Nul doute qu’Amnesty va à présent se pencher aussi sur le massacre de Boutcha, révélé ce week-end et attribué par l’Ukraine aux Russes.
Au-delà de cette dernière tuerie, l'ONG a recueilli des témoignages qui permettent de rendre compte de la stratégie d’assiègement menée par les Russes dans cinq villes, dont Marioupol, Kharkiv et Izioum. Elle se résume ainsi:
«Nous attendions devant l’épicerie, lorsque j’ai entendu un grand bruit. Je suis tombé, ma femme également, et j’ai senti que quelque chose touchait ma jambe droite… J’ai baissé mon pantalon et j’ai vu plein de sang», raconte à Amnesty un habitant de Kharkiv, blessé par une bombe à sous-munitions alors qu’il achetait des provisions.
«La roquette a frappé pendant la nuit, j’ai senti l’odeur du feu et ressenti les ondes. Toute ma famille, nous vivons tous dans le couloir de l’immeuble, depuis le premier jour de la guerre», rapporte une autre.
Grâce à ses nouvelles investigations, l'ONG en conclut que les tactiques mises en œuvre par l’armée russe «tuent illégalement des civils dans plusieurs villes». Elle dénonce des «crimes de guerre».
Villes encerclées et bombardées, accès aux services de base coupé... cela fait penser à des techniques militaires d'une autre époque. «On peut absolument comparer les sièges que les Russes mènent actuellement en Ukraine avec ceux du Moyen-Age», confirme Julien Grand, rédacteur en chef adjoint de la Revue militaire suisse. «La guerre n'a pas changé de visage depuis l'Antiquité. Les armements changent, mais les principes restent les mêmes.»
Au-delà de la comparaison, une chose est sûre:
«Le droit de la guerre prévoit une distinction claire entre les objectifs considérés comme "légitimes", c'est-à-dire de nature militaire, et ceux qui ne le sont pas, comme les bâtiments protégés et les civils», explique-t-il. «Sur le terrain, ces distinctions sont pourtant difficiles à identifier.»
Pour illustrer ses propos, l'expert avance l'exemple suivant: «Il est interdit d'avoir des troupes à 500 mètres d'un endroit protégé. Pourtant, si les Ukrainiens placent une mitrailleuse à 400 mètres d'un hôpital, cela devient un objectif légitime pour les Russes, qui peuvent le cibler avec l'artillerie, même si les frappes risquent de provoquer des dommages collatéraux».
Dès lors, selon Julien Grand, il devient plus difficile de parler de «crime de guerre». «C'est le rôle d'une cour internationale de le déterminer. Et pour ce faire, il faut considérer un élément clé: l'intention derrière l'attaque.» Autrement dit, se demander si l'armée russe a utilisé ces procédés expressément pour nuire aux civils.
Face aux scénarios décrits par Amnesty, une autre question se pose. Peut-on assiéger en ville de manière moins sanglante pour les civils, à défaut de respecter l'entièreté du droit de la guerre?
Des alternatives permettant de mieux respecter les règles internationales existent, répond Julien Grand. Problème: «Elles sont beaucoup moins efficaces pour les assaillants». Dans le détail, l'artillerie occupe une large place dans la doctrine russe, poursuit l'expert, ce qui implique que les dommages collatéraux sont très grands.
«Une option consisterait alors à réduire le feu d'artillerie et à faire pénétrer l'infanterie à l'intérieur de la ville avec l'appui de troupes mécanisées, afin de prendre le contrôle de manière progressive», détaille Julien Grand. Mais si cette stratégie limite les dommages collatéraux, elle prend énormément de temps et risque de causer plus de pertes chez l'assaillant. «Une autre prévoit l'instauration d'un blocus complet autour de la ville, ce qui permet de filtrer les sorties des civils avec des check-points.» Mais là encore, il ne s'agit pas d'une méthode rentable pour les Russes, qui n'ont en outre aucune garantie que les soldats assiégés ne tentent pas de se mélanger à la population pour s'exfiltrer avec elle.
Reste que les choses auraient pu être faites différemment, notamment à Marioupol, où «il y avait des moyens de laisser évacuer la population, qui a été prise en otage», regrette l'expert. Avant de nuancer:
«Cette situation leur fournit des arguments pour dialoguer et, surtout, confirme le storytelling officiel selon lequel les Russes commettent des crimes de guerre», explique-t-il.
«L'Ukraine a tout intérêt à documenter les infractions des occupants et de les présenter comme telles. La limite entre ce qui se passe sur le terrain et la propagande est très fine.»