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Analyse

L'artiste Taylor Swift a pris sa retraite

L'artiste Taylor Swift a pris sa retraite
En douze mois de tournée, Taylor Swift aura causé des tremblements de terre, relancé la croissance américaine, affolé les compteurs de CO2 ou perturbé des élections.
Analyse

L'artiste Taylor Swift a pris sa retraite

En 2023, à la fois omniprésente et inaccessible, Taylor Swift a pété les scores. Mais en voulant maîtriser chaque recoin de sa renaissance, elle a fait démissionner l’artiste, au profit de la femme d’affaires. Et n'offre plus grand-chose à ressentir à ses fans, sinon son bonheur intime et éblouissant. Place à l'empire. Et au pire?
07.01.2024, 07:0107.01.2024, 10:19
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Taylor Swift, version 2023, c'est un peu Birkenstock qui décide de retaper son propre reflet pour tapiner en bourse. Sous la baguette magique de Bernard Arnault, et en l'espace de 250 ans, cette sandale confortable est passée du pied de mamie à celui de Barbie. On s'est tous fait berner en pensant que les étages marketing de l'entreprise allemande avaient simplement eu un eurêka créatif. Que ces photos au flash et ces paires flashy pour jeunes humains nourris au chaï latte ne trimballaient rien d'autre qu'une furieuse envie de cracher de l'audace.

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birkenstock

Pour la spontanéité, on repassera. Chez Birkenstock, l'heure est au désendettement, en tentant l'exploit de figer l'histoire d'une semelle, qui jadis puait la gauche pantouflarde, dans le velours d'une image parfaite et parfaitement maîtrisée. Quitte à piétiner un petit bout d'héritage affectif.

D’autant qu’il n'y a rien de plus imparfait et instable qu'une émotion. Kurt Cobain et Amy Winehouse ne sont plus là pour le confirmer.

Bien sûr, Taylor Swift n'est pas une sandale.

Mais elle n'a rien d'une Amy Winehouse. On ne devient pas «personnalité de l'année» entre une overdose, un litron de vin et un refrain qui fait chialer. Depuis qu'elle s'est délestée de ses émotions, comme on ôterait un vulgaire caillou de sa godasse, on imagine moins Taylor Swift penchée sur sa guitare que sur son plan d’évasion. Il lui fallait tracer la route, reprendre les rênes. Pour étouffer l'incertaine ferveur, les saloperies du passé, les assauts des tabloïds, la brouille avec Kim Kardashian. Soit.

Elle l'affirme elle-même, dans la seule interview récente qu'elle a donnée, mais aussi surveillée, corrigée, validée et dévitalisée dans Time, début décembre: Taylor Swift a survécu à «une mort professionnelle».

L'être humain est ainsi fait qu'il doit souvent attendre d’avoir perdu un bras pour envisager la traversée de la Manche à la nage. Alors ces dernières années, pendant que Britney Spears prenait cher, Taylor Swift a renchéri. Préparant son invasion des stades avec la hargne d'une société qui nettoie sa comptabilité, avant de s'offrir aux loups de Wall Street: éblouir pour éviter qu'on nous reluque de trop près.

Un plan qui s’est déroulé sans accro. Il a suffi qu'elle se rende intouchable pour que la totalité de la planète ambitionne de l’approcher et de l'humer, pour s'assurer qu'elle n'est pas juste une projection de nos pires résolutions du Nouvel An. Taylor, contrairement à nous, ne s'est pas contentée de s'inscrire au fitness ou d'arrêter la picole.

Alors que les coachs de vie nous intiment sans arrêt de sortir de notre zone de confort, elle a construit le sien. Un confort manufacturé, un cocon insonorisé, un bunker inviolable. Plus rien n'est susceptible de venir perturber sa sérénité et son compte en banque, pas même une (nouvelle) mélodie.

En douze mois de tournée, Taylor Swift aura causé des tremblements de terre, relancé la croissance américaine, affolé les compteurs de CO2 ou perturbé des élections. De jeunes femmes ont démissionné de leur job pour être en mesure de la suivre de continent en continent. Une machine de guerre à paillettes, configurée pour engranger de l'énergie, de l'argent, de l’amour, de l'assurance et un petit ami. Entre deux? Rien. Ses comptes de réseaux sociaux sont lisses à crever, ses apparitions préméditées, ses déclarations rationnées. Même ses virées au resto avec les copines ressemblent à de méticuleuses campagnes électorales.

Taylor chante. Taylor sourit. Taylor s'amuse. Taylor mange. Taylor vibre dans des tribunes de NFL et pète les scores. Mais ressent-elle quelque chose, sinon l'intérêt qu'elle suscite? Il faut la comprendre: on ne passe pas ses soirées devant 30 000 personnes qui vous aiment plus fort que leur propre soeur, sans enfiler une armure. Stromae, terrassé à intervalles réguliers par l'hystérie qu'il provoque, est encore là pour le confirmer.

Aujourd'hui, Taylor Swift est parfaite. Parfaitement parfaite. Chèrement parfaite. Comme cette paire d'Arizona rouge à lèvres, fomentée en collaboration avec Valentino, qu'il fut un temps possible de se procurer pour la modique somme de 400 dollars. Elles s'envoleront comme des tickets de l'Eras Tour et se contenteront de l'histoire que l'étage marketing aura bien voulu lui offrir. Autrement dit «exceptionnelle». Point. Rien ne dépasse.

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birkenstock, montage: watson

C’est con, parce que Taylor a été cette chanteuse country qui brisait les codes, renforçait les minorités et rassurait les chétifs, sans s'épancher dans des confessions interminables. Avec élégance, joie de vivre et fermeté. Dans une Amérique où les noirs et les homosexuels sont toujours moyennement motivés à fouler le sol trop bien récuré des country-clubs. Dans une Amérique où la star incontestée, Chely Wright, une lesbienne (trop) longtemps planquée derrière sa guitare, aurait pu se tirer «une balle dans la bouche» mille fois, effrayée à l'idée que «les membres de la communauté de Nashville» dénoncent ses préférences sexuelles.

Oui, il y avait une intelligence émotionnelle rare dans le petit coeur de Taylor. Ce gros plus qui l'a éjectée de son bled de Pennsylvanie pour atterrir aux pays des poètes. Elle pouvait voguer avec une aisance déconcertante, malgré les grincheux et les railleurs. Même en 2015, au moment d'annoncer qu'elle quittait la gadoue des réac' pour les strass de la pop, avec son album 1989. En ne froissant personne au passage. Pas même les rednecks du Tennessee.

«Je suis si heureuse d'avoir appris à écrire des chansons dans une ville comme Nashville. Je suis incroyablement fière d'avoir appris à traiter les gens avec gentillesse et respect grâce à la musique country. Je vous aimerai toujours»
Taylor Swift en 2015, aux Academy of Country Music Awards.

Tout ça, aujourd'hui, c'est terminé. En nourrissant ses «Swifites» avec les miettes d'antan, les abandonnant au pied de son empire, loin des affects et des effets du quotidien, elle déguise une démission en renaissance. Quand on ne veut plus souffrir, le premier réflexe est de ne plus rien ressentir. C'est le principe d'un anti-dépresseur, mais le pire ennemi d'une chanteuse, puisque ça revient à affamer son public.

Un public qui aura bientôt soupé des papouilles qu'elle expose sous les projecteurs des terrains de football américain, au grand dam d'un moustachu baraqué et amoureux, qui se fait chambrer dans les vestiaires.

FOXBOROUGH, MASSACHUSETTS - DECEMBER 17: A fan holds a sign referencing Taylor Swift prior to a game between the Kansas City Chiefs and the New England Patriots at Gillette Stadium on December 17, 202 ...
Getty Images North America
«Je n'avais jamais eu affaire à ça»
Travis Kelce

Pour Travis Kelce, «ça», ce n'est pas tant le tourbillon de la célébrité, mais la machinerie de sa douce et tendre. Au point qu'il affirme déjà marcher sur des oeufs, pour ne pas avoir à incarner ce grain de sable qui risquerait de foutre en l'air les rouages d'un projet beaucoup plus grand que lui. En 2023, Taylor a laissé le guidon à l'entrepreneuse, distante, puissante. Une mue entamée avec cette étrange ambition de réenregistrer la plupart de ses albums, pour qu'ils ne soient rien qu'à elle. Et qu'importe si les émotions de la jeune femme d’autrefois ne sont plus syncro avec l'icône d'aujourd'hui.

Coleman Spilde, journaliste au Daily Beast mais surtout «Swiftie» de la première heure, est très inquiet pour la Taylor qu'il a connue. Et il a raison:

«Une grande artiste doit être capable de résister à la pression de ceux qui la scrutent. Il n’y a qu’ainsi qu’elle aura encore quelque chose à raconter. Or, je ne suis pas convaincu que Taylor Swift ait aujourd'hui d'autres intentions que de monétiser l'idée d'elle-même».

En clair, nous voilà réduits à l'état de spectateurs de la cure de self-help d'une popstar qui, grand bien lui fasse, va mieux. C'est beau, mais c'est chiant.

Pour être en mesure de sécher les larmes de millions de gamins d'un simple refrain, il faut avoir soi-même chialé dans chaque syllabe, chaque mélodie. Seuls, la distance et le mystère n'ont jamais fait l'icône. N'est pas Mylène Farmer qui veut.

Jusqu'à nouvel ordre, l'artiste Taylor Swift a bel et bien pris sa retraite.

«Etre fan de Taylor Swift et Kanye West, c'est pas ok»
Video: watson
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