«Quelqu'un me poursuit. S'il vous plaît, par pitié, quelqu'un me poursuit!» Cette nuit du 1er mai 2010, il est 4h51 du matin lorsque l'opérateur du 911 reçoit un appel paniqué. A l'autre bout du fil, Shannan Gilbert, une prostituée de 24 ans qui se trouve toujours au domicile de son client, une maison d'Oak Beach, sur la rive sud de Long Island, à une petite heure de New York. La jeune femme raccroche.
Après avoir tenté une ultime tentative désespérée d'obtenir de l'aide en frappant à la porte d'un voisin, Shannen disparaît dans la nuit. On ne la reverra jamais.
Un mois plus tard, l'agent John Mallia arpente la plage. Faute de piste, le bureau des personnes disparues du comté de Suffolk a fait appel aux compétences de cet ex-détective privé, réputé être un traqueur «impitoyable», afin de retrouver Shannan. L'officier est accompagné d'un allié de taille: Blue, son fidèle berger allemand.
L'été passe. Toujours aucune trace de Shannen, mais John Mallia refuse de lâcher l'affaire. Mi-décembre, il s'aventure plus à l'ouest, au large d'Ocean Parkway.
Cet après-midi du 11 décembre 2010, la plage glacée est battue par les vents. La végétation, toujours dense, est couverte d'une fine couche de neige. Peu avant 15 heures, alors que John envisage vaguement de faire demi-tour, Blue grogne. Truffe dans le sable humide, le chien remue la queue. L'adrénaline reprend le dessus. C'est là, au milieu d'une toile de jute presque entièrement désintégrée, que John Mallia découvre le premier corps. Les restes squelettiques d'une femme.
Deux jours plus tard, l'agent et son compagnon sont de retour sur Gilgo Beach pour contribuer aux fouilles et aider les enquêteurs du comté de Suffolk. A une centaine de mètres de sa première découverte, l'officier débusque un second squelette. Deux autres cadavres de femmes, enterrés dans des circonstances similaires, ne tardent pas à compléter ce macabre quatuor.
Celles que l'on surnomme bientôt les «Quatre de Gilgo» sont rapidement identifiées: Maureen Brainard Barnes, Melissa Barthélémy, Megan Waterman, Amber Lynn Costello. Toutes sont des escort girls, disparues entre 2007 et 2010. Toutes ont moins de 27 ans. Toutes sont petites.
Au fil des recherches, les corps de huit autres femmes, d'un homme d’origine asiatique et d'un enfant en bas âge, seront retrouvés sur la plage de Gilgo.
Les restes de Shannan Gilbert, la première prostituée à l'origine de toutes les recherches, ne seront retrouvés que l’année suivante, 18 mois après sa disparition, dans un marais à proximité du lieu où elle a été aperçue pour la dernière fois. En mai 2012, l'enquête conclut à une noyade. Bien que sa famille continue aujourd'hui de clamer que leur fille a été assassinée, la mort de Shannan est toujours officiellement répertoriée comme un «accident».
Ce qui n'est pas le cas des «Quatre» de Gilgo Beach. Les enquêteurs sont persuadés que les quatre prostituées sont les victimes d'un seul et même individu. Un témoin raconte avoir croisé un homme «immense» et de forte corpulence avec l'une des jeunes femmes, peu avant sa mort. Ce vague descriptif vaut au tueur en série le surnom d'«ogre de Long Island».
Alors que l'enquête piétine, le New York times esquisse un portrait-robot du coupable: un homme blanc, âgé entre 25 ans et 45 ans, possiblement «marié, bien éduqué, suffisamment persuasif pour convaincre ces femmes de le rencontrer dans ces conditions, qui sait faire preuve de compétences sociales». Voir peut même se montrer «charmant». Bref, Monsieur Tout-le-Monde.
Pour les journalistes, spécialistes et enquêteurs, l'attrait du tueur pour cette même zone isolée suggère également qu'il vient du coin. La plage de Gilgo n'a pas été choisie par hasard.
Pendant plus de dix ans, malgré l'acharnement de la police du comté de Suffolk et l'intervention du FBI à partir de 2015, l'ogre de Long Island reste introuvable. Il faudra attendre le mois de mars 2022, avant que les investigations ne prennent, enfin, un nouveau tournant. Les enquêteurs remontent la trace d'une camionnette Chevrolet Avalanche, garée dans l'allée de l'une des femmes assassinées.
Ce n’est pas tout: chacune des quatre victimes a été contactée par téléphone portable dans les heures précédant sa disparition. Les appels proviennent toujours de deux mêmes adresses: l'une dans un quartier résidentiel du village de Massapequa Park, à une vingtaine de minutes en voiture de Gilgo Beach, l'autre d'un immeuble situé sur la Cinquième Avenue, à New York.
La traque se ressert. Les indices semblent concorder vers un seul homme. Un «géant» de plus de deux mètres, qui possédait justement une Chevrolet Avalanche au moment des meurtres.
De prime abord, Rex Heuermann, 58 ans, est un architecte et père d'une famille bien sous tout rapport. Et si sa petite maison mal entretenue et négligée détonne, au milieu de la banlieue ouvrière bien rangée de Massapequa Park, Heuermann est un «bon voisin», qui n'a jamais fait de vague dans la communauté.
«La plupart des gens ne frappent pas à sa porte», reconnait Barry Auslander, 72 ans, un voisin vivant à quelques mètres. «En gros, nous n'avons jamais eu de contact avec lui... Nous vivons ici depuis 22 ans et nous ne lui avons jamais dit deux mots», complète un autre résident du quartier auprès de The Independant.
Mais si les enfants évitent sa maison le soir d'Halloween, car il est réputé pour ne pas être« très gentil», le voisinage n'a jamais vu rien d'autre en Rex Heuermann qu'un «homme d'affaires et père de famille normal», qui part bosser tous les matins, engoncé dans son costume et trimballant sa petite mallette, pour rejoindre son cabinet d'architecture de Midtown Manhattan.
Et pourtant.
Les inspecteurs ne tardent bientôt par à découvrir la face cachée de ce type «banal et moyen», toujours marié et père de deux enfants: les comptes Tinder sous de faux noms, les nombreux téléphones portables pour contacter des prostituées ou des salons de massage, les selfies envoyés pour solliciter des relations sexuelles, ou encore les recherches internet pour dénicher des vidéos pornos violentes, sadiques, voire pédopornographiques.
Sans oublier l'intérêt tout particulier porté par l'architecte au serial killer de Long Island. Entre mars 2022 et juin 2023, Rex Heuermann effectue pas moins de 200 recherches sur l'affaire, exhumant articles, podcasts et documentaires liés à l'enquête, ainsi que des informations sur ses jeunes victimes présumées.
Dès le mois de juillet, les enquêteurs vont plus loin: il faut désormais des preuves ADN. Un détective part discrètement fouiller les poubelles devant le domicile des Heuerman. Objectif de la manœuvre: comparer l'ADN sur leurs bouteilles en PET à celui de cheveux retrouvés sur les corps de trois victimes.
La police ne tarde pas à découvrir que l'échantillon appartient à l'épouse de Rex Heuerman, qui se trouvait hors de l'Etat, au moment de la disparition des trois prostituées.
En janvier 2023, alors que Rex Heuermann se trouve désormais, sans le savoir, sous étroite surveillance policière, les policiers surprennent leur cible en train de jeter une boîte de pizza dans une poubelle, sur le trottoir en face de son immeuble de bureaux de la Cinquième avenue.
L'ADN récupéré sur les croûtes de pizza restantes correspond à 99,9% à un cheveu masculin récupéré sur le corps de Megan Waterman. Cette fois-ci, ça y’est: les policiers pensent tenir l'ogre de Long Island, derrière lequel ils courent depuis plus d’une décennie.
Le 13 juillet 2023, il est environ 20h30 lorsque l'architecte est arrêté près de son bureau de Midtown. Dans une salle d'audience de Long Island, encore vêtu d'une tenue décontractée, le principal suspect du meurtre des «Quatre» de Gilgo Beach, «effondré», est officiellement informé des accusations portées contre lui.
Vendredi, la maison des Heuermann se retrouve perquisitionnée sous les yeux estomaqués des voisins. Outre une imposante glacière, ce sont surtout entre 300 et 200 armes à feu qui sont retrouvées dans un coffre-fort clos du sous-sol, dont des pistolets, des revolvers et des fusils semi-automatiques. Seules 92 ont été déclarées auprès de l’Etat.
Pendant ce temps, son avocat commis d'office, Michael Brown, affirme aux journalistes réunis devant le tribunal «ne pas pouvoir en dire beaucoup plus».
Michael Brown fait-il allusion au fait d'avoir laissé la croûte d'une pauvre pizza? Sans doute pas. Mais ça reste une bonne leçon.