ChatGPT n'arrête pas de faire couler des litres d'encre et inquiète l'opinion publique. Mais des craintes naissantes se font de plus en plus pressantes à l'évocation du métavers. Un engouement, mais également des craintes de voir une toile se tisser pour capturer et enfermer de nouveaux accros drainés par le métavers, selon Gabriel Thorens, médecin adjoint agrégé au Service d’addictologie des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) dans Bilan. Une forme d'addiction 3.0 pour combler une phobie sociale?
Une étude menée par Razorfish et Vice Media Group montre que 52% des gamers de moins de 25 ans se sentent davantage eux-mêmes dans le métavers que dans la vie réelle.
L'intelligence artificielle pourrait drainer des adeptes, même un petit pourcentage. Les essais de Marshall McLuhan, ses théories, bien que mollement réceptionnées par ses pairs (Marshall est moins considéré comme un chercheur rigoureux qu'un essayiste brillant), nous informent que la société sera transformée par les médias. Son livre, The medium is the massage, paru en 1967, révèle que le support a plus d'effet que le contenu lui-même.
Les métavers ont redistribué les cartes du rapport de l'homme à l'univers numérique. Comme le souligne une étude de Statista, environ 40% des consommateurs voient dans le métavers des risques d’addiction.
Loeva La Ragione, spécialiste des mondes virtuels au GameLab UNIL-EPFL, s'oppose à cette vision très négative véhiculée par les médias et qui fait rage dans le débat public.
La spécialiste n'hésite pas à déplorer une «forme de discours anxiogène autour des mondes virtuels, alors que les aspects négatifs sont assez limités». Avant de rappeler que ces personnes susceptibles de devenir des cyberjunkies représentent principalement «une partie de la population qui présente déjà des prédispositions sociales et psychiques menant à l’addiction», complète-t-elle.
McLuhan avance l'idée que l'Homme est aveuglé par ces outils de communication auxquels il finit par s'habituer au fil de son expansion. C'est cette expansion qui se meut en une extension de nous-même.
McLuhan admet que l'être humain est fasciné par les «prolongements technologiques de ses sens», cette question de l'amplification virtuelle est prépondérante dans ses écrits. Selon le philosophe canadien, les hommes sont immédiatement fascinés par une extension d'eux-mêmes faite d'un autre matériau.
«Il faut d’abord bien comprendre que les métavers regroupent de très nombreuses catégories de la population, peu importe leur âge, leur sexe, leur statut socio-économique, etc», coupe Loeva La Ragione, avant de rappeler que ces hypothétiques dérives ne concernent «pas uniquement les jeunes, même si ces derniers auront peut-être plus de facilité à évoluer dans les mondes numériques.»
L'écho pensé par McLuhan est assez captivant, bien qu'inquiétant. Loeva La Ragione tempère: «Il ne s’agit pas de "prendre une dose" pour inhiber ses émotions et complètement oublier le monde environnant».
La doctorante préfère évoquer Tom Boellstorff, un anthropologue qui s’est intéressé aux mondes virtuels et à Second Life à travers son ouvrage Un anthropologue dans Second Life. Une expérience de l’humanité virtuelle (2013). «Il a par exemple évoqué qu’il ne s’agissait pas d’échapper au monde réel mais de s’évader (de manière saine) comme nous le ferions dans un parc d’attraction.» Pour le professeur américain, une fois le contexte posé, les univers virtuels peuvent être d'un intérêt certain, souvent délaissés, voire dénigrés au sein de la communauté scientifique. Il reste persuadé de la dimension fondamentalement sociale de ces mondes.
Du côté de McLuhan, il s’en prend avant tout à la société de consommation. Pour lui, en Occident, l’homme est réduit à un état de servitude devant sa technologie: il chute. Et cette dégringolade pourrait prendre une nouvelle tournure avec les casques de réalité virtuelle, augmentant ces accros à une nouvelle réalité, plus digeste. Mais Loeva La Ragione préfère parler, à la place du concept d'une extension de nous-même, de l'importance de l’avatar que les gens utilisent dans les univers virtuels.
Comme pour ChatGPT, qui ne cesse d'effrayer l'opinion publique, ils sont de plus en plus à en évoquer les dérives. Or un chroniqueur du New York Times développe une théorie autour de l'importance de l'outil pédagogique, possédant davantage d'aspects positifs que négatifs pour les élèves.
Outre les sempiternels discours alarmistes, et dans un registre un poil différent, les métavers ne seraient donc pas vecteurs de scénarios dystopiques. Cette «narcose techno-narcissique», évoquée par le magazine français Technikart, pourrait bien sûr se déverser et endormir une catégorie de personnes. Selon Loeva La Ragione, «la technologie a bien entendu changé la manière dont nous communiquons entre êtres humains, mais elle a aussi donné à de nombreuses personnes la possibilité d’interagir en faisant fi des barrières géographiques, physiques et socio-culturelles.»
Un discours qui suit celui de Tom Boellstorff, s'appliquant à décrire les différentes dynamiques qui incitent les individus à s’insérer au sein de communautés plus ou moins soudées, et de tailles diverses.
Cependant, la spécialiste de l'Unil oppose un petit bémol dans cette révolution virtuelle. «Un point sur lequel il faudra être particulièrement vigilant, dans les années à venir, sera de ne pas laisser les GAFAM (les géants du Web) ou autres grosses entreprises monopoliser ces métavers, car cela engendrera différents problèmes concernant les données privées, la consommation du contenu en ligne, l’éthique, etc.»
Si l'hyperconnectivité concerne tout le monde, rappelle Loeva La Ragione, Tom Boellstorff nous invite à envisager les univers virtuels dans une perspective fine et nuancée et par conséquent, nous incite à comprendre qu’il s’agit d’un objet d’étude avec un fort potentiel, qui devrait désormais être perçu comme légitime.
Le principal changement sera la nouvelle forme que prendront ces réseaux et pour la La Ragione, «il faudra bien sûr continuer à accompagner et à préserver les populations les plus vulnérables aux addictions virtuelles», conclut-elle.