Beaucoup cherchent à se renouveler. D'autres maîtrisent le temps qui passe. Choisir le jour et l'heure de sa mort peut avoir quelque chose de rassurant. Quitte à se priver d'un supplément d'âme et priver ses proches d'une tristesse spontanée. Samedi soir, dans un Stade de Genève aux allures de deuil national, Mylène Farmer s'est éteinte dans le bruit des enfers et la lumière divine. Car les rumeurs sont tenaces: cette tournée des stades serait sa dernière apparition en public.
Il s'agissait alors de marquer le coup, mais sans appuyer trop fort sur les poches de larmes. Durant plusieurs semaines, ses producteurs, relégués au rôle ingrat de croque-mort, tenaient d'ailleurs à souligner le gigantisme de l'oraison funèbre. Pour que les 35 000 fidèles puissent se recueillir une dernière fois au pied du mythe, il a fallu déployer 90 semi-remorques et 1000 employés. «C'est plus que Beyoncé», entendra-t-on sur tous les plateaux télés.
Au diable la cérémonie intimiste. Samedi soir, à Genève, Mylène Farmer a organisé son propre enterrement dans une cathédrale monumentale, entourée de milliers de corbeaux empruntés au poète Edgar Allan Poe.
Que j'aimerais remonter le temps pour revivre cet agréable moment... #mylenefarmer #Nevermore2023 pic.twitter.com/s5xf27ejXl
— Laura Rival (@LauraRival1) June 10, 2023
Une fois dans un stade, Mylène Farmer a toujours été la seule chanteuse de variété capable de vendre les ténèbres à grand-maman. D'ensevelir des mélodies sucrées sous des tonnes de cendres noires. D'entonner «Sans contrefaçon» ou «Désenchantée» cernée par les crânes d'oiseaux. De balancer des «je vous aime», alors que des moines de l'apocalypse entament leur chorégraphie macabre. D'habiller les angoisses des costumes à paillettes. Un autre à chaque chanson.
Durant deux heures, Mylène Farmer a nourri les yeux et les oreilles d'une majestueuse orgie funeste, mais les coeurs sont restés sur leur faim. C'est beau, c'est grand, c'est impressionnant que nonante semi-remorques dégueulent leurs tripes pour ériger une fête foraine hantée. Mais la démesure sonore, noyant la plupart du temps son irrésistible filet de voix, a empêché les 35 000 âmes en deuil de réaliser qu'ils assistaient sans doute à un dernier râle.
Or, et c'est souvent le cas dans un enterrement qui devait rester digne, il a fallu qu'un ami ou deux décident de monter sur l'estrade pour commettre un discours magnifiquement maladroit. Samedi soir, dans un moment soudain vidé de son gigantisme, le chanteur du groupe Aaron et le pianiste Yvan Cassar ont grippé la grosse machinerie, comme deux poussières dans l'oeil. Le temps d'une série de refrains intimistes et désarmants.
Même Mylène Farmer, percutée par l'émotion, s'est vue contrainte de servir une larme, dodue et sincère, à 35 000 personnes affamées d'amour. Certains diront que le festin fut chiche. Ils auront sans doute oublié que c'est en nous nourrissant à la pipette, comme autant de petits corbeaux dévoués, depuis plus de quarante ans, que la magicienne a réussi à ne jamais nous lasser. Samedi soir, il aura fallu bâtir une cathédrale pour qu'on ne la voie pas mourir de trop près.