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«Je me prive de tout»: Témoignage d'une proche aidante

En Suisse, près de 1,4 million de personnes sont considérées comme des «proches aidants».
En Suisse, près de 1,4 million de personnes sont considérées comme des «proches aidants».Image: Shutterstock

«Si je me laisse aller, on est foutu»: Elizabeth, 76 ans, proche aidante

Elizabeth* est ce qu'on appelle une «proche aidante»: elle prend soin quotidiennement de son mari en mauvaise santé. Au cours d'une longue interview pour watson, cette dynamique septuagénaire nous a expliqué ce qu'implique de sacrifier un peu (beaucoup) de soi, de sa vie, de sa liberté, pour quelqu'un qu'on aime.
30.10.2022, 07:5430.10.2022, 11:15
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Elizabeth profite d'une sieste de son mari pour décrocher le téléphone. Comme ça, «elle aura le temps». Cette petite boule d'énergie d'1m60, qui aime parcourir son village à vélo et le cours de gym du lundi avec ses copines, n'en a plus tant que ça.

Son époux, Louis, est atteint d'une sclérose en plaque depuis qu'il a 40 ans: une maladie qui ronge le système nerveux et le cloue désormais dans un fauteuil roulant. Sans oublier les autres pépins de santé qui sont le propre de ses 88 ans, avec lesquels il faut composer chaque jour. Aujourd'hui, pourtant, nous ne parlerons pas de Louis. Pas vraiment. Elizabeth doit parler d'elle. Pas si évident, quand sa vie se résume presque à penser à quelqu'un d'autre.

watson: Bonjour Elizabeth, comment ça va?
Très bien! Enfin, à part le fait que je n’ai pas pu me doucher ce matin. Quand l'infirmière à domicile arrive à la maison pour s'occuper de Louis, je dois tout libérer.

«Je me suis lavée comme un chat, ça m'a mis les nerfs en boule»

Et ensuite, comment s'organise la journée?
Je fais ce que j’ai à faire. Enfin, j'essaye. Prenons ce matin, par exemple. Louis et moi, on se lève à 7 heures, on prend le petit-déjeuner, puis l’infirmière arrive à 7h45. A 10 heures, je suis allée chez la coiffeuse et à 14h15, j’avais rendez-vous pour une piqûre.

Ça m'a l'air bien rempli!
Le problème, c’est que je ne peux pas dire que j’ai une journée bien organisée. C’est très décousu. Quand je commence quelque chose, je peux rarement le finir.

Pourquoi donc?
D'abord, il y a les petits imprévus du quotidien. Ce matin, nous avons eu une livraison qui n'était pas au programme. J'ai dû me dépêcher de vider une partie de la cave pour que le livreur ait accès au chauffage. Heureusement que j’ai encore de la force! Je suis la seule à pouvoir le faire.

«Donc si je me laisse aller, c’est foutu»

A la queue leu leu, il faut s'occuper de tout, car Louis peut à peine marcher. Alors, le matin, dès le réveil, il commence à me donner des ordres: «N’oublie pas de faire ci, n’oublie pas de faire ça!». C'est sa façon de gérer les choses.

Ça vous pèse?
Il est très soucieux, très précautionneux. Ce n’est pas de la méchanceté, c’est de l’exigence. Le problème, c'est qu'il me dérange constamment avec une sollicitation. Pour l'aider à remettre son oreillette ou s'il y a un problème, c'est normal. Je suis d’accord. Mais ce qu’il veut n’est pas toujours urgent. Il arrive qu’il m’appelle pendant que je fais le repassage, juste pour me montrer quelque chose sur sa tablette. Alors, il faut que je lâche tout pour vérifier que ça va bien. Ce sont de petites choses comme ça qui me font partir en vrille. Louis exige tout dans la minute. Le problème, c’est que je n’arrive pas à passer au-dessus de ça. Toujours me dire ce que je dois faire ou ne pas faire, alors que je m’occupe de ça tout le temps... Je suis tellement soupe-au-lait. Je devrais peut-être prendre des cours.

Ce sont quoi exactement, ses exigences?
Oh, de petites choses. Par exemple, si je propose un soir de faire de la soupe, car il me reste un peu de museau de bœuf, Monsieur aura envie de côtes de sanglier. Il est gentil, mais son immobilité lui donne un côté dictateur. Ou alors, il me demande de faire un hachis parmentier «parce que c’est du vite fait». Bon... Je ne dis rien, je m'exécute (rires). Je commence à faire revenir la viande, les oignons, les lardons, à préparer la purée… Puis il me demande: «Oh, t’es pas encore douchée?». Je lui réponds: «Puis-je d'abord finir le hachis parmentier?». Et là, il s'étonne: «Tu n’avais pas ça au congélateur?». Vous savez, j’ai expliqué au médecin que je ne dis pas oui amen à tout, je ne donne pas tous les droits à mon mari. Le médecin m’a dit que j'avais bien raison, cela permet de le maintenir. Mais il y a une façon de dire les choses.

Il en souffre aussi, ou il ne s’en rend pas compte?
Il s'en rend compte, mais après. Il me dit: «Je t’ai de nouveau foutu en l’air ta journée, pas vrai?». Je lui réponds: «Pas foutu en l’air, mais il faut me laisser du temps». Sinon, ça va. On est un vieux couple ronchonnant. A côté de cela, il est très gentil, il veut tout m’accorder. Il a envie de m'offrir une nouvelle robe... mais qu’est-ce qu’il voudrait que j’en fasse? Quand la mettrais-je? Je ne sors jamais! Pour aller à la Migros ou à la Coop, je n’ai pas besoin de belle robe.

«Enfin, c’est comme ça… Parfois, c’est difficile»

Est-ce que cela empire avec son état de santé?
Non, mais il est fatigué. Il a de plus en plus d’absences. Ce matin, quand il s’est réveillé, je lui ai demandé s’il avait bien dormi. Il me répond: «Tu sais... je ne savais plus où j’étais». Je le vois très bien. Parfois, il est dans son fauteuil et je me dis: «Ça y est, il est parti». Il ne perd pas totalement conscience, mais il ne sait plus qui il est ni où il se trouve. Alors, je me mets derrière lui, je lui pose les mains sur les épaules, je le masse gentiment pour essayer de le décontracter. Pendant quinze minutes, il n’y a plus personne. Et après, il revient à lui.

Il vous reconnaît toujours?
Oui heureusement, il reconnaît tout le monde! Ce sont juste des passages à vide. On ne sait pas trop si c’est la tension. Dans ces cas-là, j’essaie de prendre sa pression artérielle. C’est exclu, il ne veut pas. Il me dit que l’infirmière le fera quand elle viendra. Mais ce sera trop tard. C’est une tête de mule. Cela l’a maintenu jusqu’à présent. Il a beaucoup de volonté, il ne se laisse pas aller, mais parfois, je suis un peu son souffre-douleur. C’est dur. Mais il s'en rend compte, et il me dit:

«Tu ne me mets pas au bout de la rue, hein?»

Au bout de la rue?
Oui, c’est le home. Il est à 150 mètres de la maison. Alors, je le rassure, je lui réponds que non, j’aimerais seulement qu’il soit un peu plus tolérant avec moi. Récemment, il s’est cogné le coude et il a perdu son pansement. J’ai dû bricoler quelque chose pour éviter que sa plaie frotte, en attendant l'infirmière, mais il n'était pas très content du résultat.

En parlant de l'infirmière, combien de personnes vous aident à prendre soin de votre mari?
Il y a un sacré tournus. D'abord, l'infirmière qui passe trois fois par semaine pour changer les pansements, faire différents contrôles (cardio, pression, diabète), les prises de sang. Chaque consultation dure environ 45 minutes. Des gens de la Croix-rouge viennent pour l'aider à se laver, le lundi et le vendredi. Je profite de ces visites pour sortir ou pour nettoyer quelque chose sans être dérangée. Sinon, je ne peux pas.

«Je ne peux pas le laisser deux heures tout seul. Il tombe déjà quand je suis là, imaginez quand je ne le suis pas!»

Cela lui arrive souvent?
Il s’est retrouvé par terre deux fois ces deux dernières semaines.

Comment vous faites, dans ces moments-là? C'est à vous de l'aider?
La dernière fois que c'est arrivé, j’étais à la gym. Je pars à 9 heures et je reviens à 10h45. Ce n’est pas énorme… Les copines m'ont proposé d’aller boire le café. Juste avant, je téléphone à Louis pour m'assurer que va bien. Oui il me répond: «Oui oui, ça va, ça va».

«Quand je rentre, la camionnette des pompiers était devant la maison. Il n'avait pas voulu me déranger»

Il a téléphoné tout seul quand il est tombé. Vous voyez, quand je m'absente trop longtemps… Je culpabilise. Une autre fois, il s'est mal assis et il a perdu l’équilibre. Heureusement que je me trouvais derrière! Je l’ai chopé comme j’ai pu, mais il était déjà avec le coussin au milieu du dos. J’ai pu le tirer et le remonter sur son fauteuil.

«La dernière chute, j’étais au premier étage, sur le balcon. J’entends crier en bas»

Il était sous la table, la tête dans la poubelle. J'ai dû le tirer par les pieds, lui mettre un coussin sous la tête, téléphoner aux pompiers… Evidemment, la centrale me pose beaucoup de questions, c’est normal. Après coup, Louis est inquiet. Il veut tout savoir. «Qu’est-ce que tu leur as dit?»

Qu'est-ce qui l'inquiète?
Il a peur d’être envoyé à l'hôpital de Pourtalès (réd: le couple vit dans une maison des montagnes neuchâteloises). Il ne veut même pas aller faire un contrôle. Mais admettons qu’il se soit cassé quelque chose et qu’il ne veuille pas le dire… Je passe pour quoi, moi?

Vous avez peur?
J’ai une trouille constante.

Quelles solutions avez-vous envisagées pour vous rassurer?
On a réussi à le convaincre d’acheter une montre, qui permet d’appeler les contacts d’urgence s'il tombe. Il a quand même fait comprendre qu’il serait d’accord d’avoir quelqu’un un après-midi par semaine, pour que je puisse m'absenter en ayant l'esprit tranquille. Je connais une dame qui pourrait venir, mais il trouve qu’elle parle trop. Elle n’est pas médisante, pourtant! Elle discute de cuisine, de tout… Mais non.

«C’est moi, ou personne»

C’est pour cela qu’il veut mettre cette montre, avec trois personnes de contact: moi, son fils et l’infirmière.

Cette montre, ça pourrait vous soulager?
Oui. Ça me permettrait de m’éloigner, de descendre en ville, à Neuchâtel. Au moins, sortir des murs. Ne serait-ce que pouvoir faire 25 minutes de voiture pour aller me faire opérer, comme à la fin de l’été. Chaque fois que j’ai une intervention, je dois m’organiser. Je dois aussi penser à ma santé, me dit-on!

Vous avez déjà abordé la possibilité que vous tombiez malade? Vous ferez quoi, si vous ne pouvez plus vous occuper de votre mari?
Il me dit parfois: «On ira les deux au bout de la rue». Il m’a proposé d’y aller ensemble quelques temps. Je lui ai répondu que s’il veut y aller en convalescence, libre à lui, mais je n'irai pas. Franchement! Si je peux souffler un moment, ça va aussi. Je ne le laisserai jamais tomber, mais au home, je n’irai pas! Je suis tête de mule, hein?

Au fond, c'est peut-être votre tête de mule qui vous aide à assurer le job de proche aidante, non?
Il faut surtout que je me calme... (soupir). Mais quand, à 7 heures du matin, il commence déjà à me grimper sur le poil… J’ai de la peine. J’ai un grand défaut: je ne sais pas me raisonner et pondérer.

«Je ne suis pas la meilleure proche aidante parce que je suis soupe-au-lait. Dès qu’on me marche sur les pieds, je déborde direct»

Je l’engueule et je lui fais comprendre qu’il faut qu’il me lâche, car ça devient pesant. Je suis une vraie râleuse. Après mon premier divorce, je me suis juré de ne plus me faire manier. J’ai l’impression parfois qu’il pense que tout lui est dû. Une fois, je me rappelle, je devais aller à la poste. J'étais censé en avoir pour 30, voire 45 minutes. Je rencontre une dame, on se met à papoter. Tout d’un coup, téléphone: «Qu’est-ce que tu fais?». Je m’excuse, je lui réponds que je discute avec quelqu'un. Que voulez-vous, mon absence le stresse.

Et vous? Comment vous gérez le stress?
Je vais dans mon coin et je ronchonne. Je vais marcher un moment au bord de la rivière et je crie sur les truites. Bon, avant, il faut que Louis ait été aux toilettes et qu’il soit bien installé dans son fauteuil, pour ne pas tomber.

«Je ne vais pas me morfondre: engueuler les truites, ça me calme. Le médecin me dit que c’est une excellente thérapie!»

Vous arrivez à vous reposer, à trouver des moments pour vous?
La journée est sans fin. Parfois non-stop jusqu’au lendemain matin.

«Il arrive que je me réveille en pleine nuit et qu'il ne soit plus dans le lit»

Je me lève et je le trouve dans son bureau, sur son fauteuil roulant, recroquevillé parce qu’il a froid. Alors, je le couvre et toutes les heures, je vais vérifier comment il va. Il rêve, il parle. Je ne sais pas s’il m’appelle ou pas. Je me couche à côté, sans dormir. Il m’arrive de faire des nuits blanches. Vous savez, parfois, je suis crevée. Mais je ne veux pas commencer à prendre de somnifères ou de choses comme ça.

De quoi vous avez envie?
Ce que j’aimerais, c’est de pouvoir sortir de temps en temps de cette vallée. J’ai l’impression que c’est un sarcophage.

«Je ne lui en veux pas, mais je me prive de tout»

Ce n’est pas une grosse punition, mais j’aimerais bien pouvoir aller en ville, rendre visite à mon frère… Je ne peux plus accepter d'invitation, j'ai trop peur. J'aimerais bien m’acheter des chaussures, aussi. Le problème, c’est qu’il n’y a pas moyen d’en trouver ici, il n'y a plus de magasin. Je lui demande si je pourrais le déposer au home, juste un après-midi. Ils sont gentils, ils organisent des activités, des promenades… Non non, il veut se débrouiller seul. Quand je lui demande comment je fais pour m’acheter des chaussures, il me suggère de les acheter par correspondance. C’est exclu! Je veux les essayer.

Est-ce qu'on rêve de vacances, quand on est proche-aidant?
Quand j’entends parler les gens de vacances, Louis s'inquiète. Il me demande si ça me fait envie. Pas spécialement, maintenant. On a eu la chance d’avoir fait beaucoup de beaux voyages. J’aimerais bien revoir la Toscane, l’Italie. Cela ne me pèse pas. Au fond, j'ai beaucoup de chance. Je ne peux pas me plaindre, avec notre cadre de vie magnifique, cette belle véranda pleine de soleil. Il fait beau, il y a les oiseaux…

«Sans tout ça, je ne sais pas si je serais encore là»

Vous arrivez à penser à l'après? Quand Louis ne sera plus là?
Il n’arrête pas de répéter «De toute façon, quand je ne serai plus là…». Je lui réponds: «Ecoute coco, tu arrêtes avec ça». Combien de fois a-t-on vu des gens où c’est la personne «en bonne santé» qui part en premier? Ça arrive très souvent. Alors oui, j'y pense. Le moment venu, j'aurai envie de déménager, d’aller dans un lieu plus centré. Il faut penser plus loin que son nez. Ma foi, on est comme tout le monde.

*Nom modifié.

Au lendemain de notre téléphone, Elizabeth envoie un SMS: «La réalité, c'est que c'est un passage dans ta vie où tu t'investis au point de vue de l'énergie et de la résistance morale. Le but, c'est de ne pas te laisser gagner par la déprime».

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