L'oeil profane repère assez vite que Genève-Servette a plus de talent, plus de classe, une certaine idée de la technique en mouvement. Mais l'autre oeil ne peut pas s'empêcher de mater le HC Bienne. Petit trouble inavouable pour une émotion facile et bien amenée, où il n'y a pas besoin de chercher: tout est là. Tout pour plaire. C'est comme au cinéma: les déférences vont au film d'auteur ouzbek et les préférences à la comédie romantique.
Bienne aurait prémédité chaque moment de son histoire qu'il ne l'aurait pas mieux inventée. Cette success-story ressemble un roman à l'eau de rose - on en ferait une telenovela. Episode 3 à Genève: le but de la délivrance est marqué par un dénommé Stampfli, ancien défenseur reconverti treizième attaquant, un brave gars dont chacun est en droit de se demander, avec tout le respect qui lui est dû, ce qu'il fabrique sur la glace à la 78e minute d'une finale de play-off...
Quand on tape Stampfli sur Google, il nous vient tout un répertoire d'entreprises locales mais pas de Yanick, pas avant longtemps, relégué au dernier rang des préoccupations majeures derrière du matériel médical, des bouquins ou des services immobiliers.
Il ne manquait plus qu'une femme; ou soyons fous, une Romande. Cette femme, la voilà: Stéphanie Mérillat, première co-présidente (le temps se chargera d'effacer le «co») du hockey suisse d'élite, bastion d'une aristocratie cooptée et testostéronnée.
Et comme si cette audace ne suffisait pas, celle que tout le monde appelle dévotement «la Stéph» a le toupet d'être à la fois patronne et populaire, assise dans les tribunes sans se soucier de sa position, fondue au milieu d'une chaleur humaine dont elle se réclame, entre un kop qu'elle ne fréquentera jamais (dixit) et des loges où elle choisit ses fréquentations.
Aucune posture démago de femme multi-entrepreneuse dressée contre la tyrannie du patriarcat, le coeur sur la main et la bio de Tapie dans l'autre. Juste une dirigeante qui dirige. Une grande gueule qui parle à tout le monde.
Et puisqu'à Bienne, tout le monde est sympa, tout le monde y est donc le bienvenu. Les entraînements sont ouverts au public et aux journalistes sans autre forme de procédure; au contraire de Genève-Servette et ses replis sécuritaires d'inspiration nord-coréenne. «Il n'y a aucune restriction particulière. Tu peux même aller prendre ta douche dans les vestiaires», exagère tout juste un collègue biennois, inquiété une seule fois pour un alignement divulgué la veille d'un match: «On m'a gentiment expliqué que ce n'était peut-être pas une bonne idée, rien de plus.»
Bienne - Genève, en tirant sur les ficelles du polar, c'est aussi Swatch contre Rolex, la faconde de Nick Hayek contre la culture du secret, l'expansif et l'exclusif.
Et comme s'il n'était pas assez admirable, Bienne est parfaitement bilingue, à quelques bafouillements près (43/57). Moitié-moitié comme la fondue. Comme la Willamine de chez Morand. Comme une bonne coupe au Jass. Moitié-moitié comme le fossé ville-campagne d'une votation populaire normale, pur concentré de fédéralisme sur son lit de courgettes. Et comme s'il n'y avait déjà pas assez de braves et de gentils à Bienne, pas assez de difficultés et d'adversaires, l'entraîneur Antti Törmänen se débat encore contre un cancer.
Bienne, ex-éternel huitième, est devenu un peu tout cela, auréolé d'une gloire bon marché, winner des temps modernes et progressistes avec un peu de sous et beaucoup de patience. Tout ce qui, jadis, voire récemment, pouvait paraitre quelconque et consensuel, est devenu en un mois un attrait irrésistible, un club follement aimé - rien n'égalera jamais les pouvoirs incantatoires du succès. Il ne manquerait plus que ce club devienne le meilleur.
Collaboration: Julien Caloz