Jean-Louis Ezine expliquait lors de l'émission «Le Masque et la Plume», que les réseaux sociaux étaient «le cimetière de l'intime». Si Instagram, Twitter, TikTok, Snapchat, Facebook ont rendu la vie privée quasi publique pour de nombreuses personnes (donnant lieu par ailleurs au pire métier: influenceur), le selfie est devenu le cimetière du respect. Ou simplement, un reflet d'un égocentrisme exacerbé.
En première ligne de cette obsession du soi, les footballeurs sont devenus des dommages collatéraux. Ils sont désormais des cibles mouvantes et désirées par des aficionados qui veulent accrocher à leur tableau de chasse ces superstars du ballon rond. Et dans cette chasse à l'autographe moderne, les joueurs se retrouvent démunis, en devenant même agressifs à force d'être harcelés pour un cliché.
Le dernier exemple en date est ce match de poule entre le Ghana et la Corée du Sud. La sélection africaine passe l'épaule (3-2 pour le Ghana) et Heung Min Son, les larmes de crocodile et les mains sur le visage, voit un homme de l'encadrement du Ghana venir se coller à lui pour arracher sa photo souvenir.
Honteux jusqu'au bout des ongles: le respect est bel et bien mort. Les réseaux sociaux ont engendré les débordements du selfie et le grand n'importe quoi de la race humaine. Le supporter moyen est hypnotisé par son autocliché en bonne compagnie, piétinant les règles du savoir-vivre.
Les joueurs, eux, face au tribunal des réseaux, n'ont pas le droit de montrer un brin d'agressivité. Sinon, la broyeuse incessante des internautes ne vous ratera pas. Virgil Van Dijk, critiqué pour avoir repoussé un fan du selfie, a goûté aux critiques enflammées (ou empoisonnées) sur Twitter alors qu'il donnait une interview en direct. Le joueur aurait dû accepter cette intrusion et respecter un supporter...irrespectueux.
https://t.co/E1Wn9KxJEn pic.twitter.com/TizbwShZ7W
— Chels (@C0bham) September 1, 2021
Ces mêmes supporters sont devenus pires que des paparazzis lancés aux trousses des stars hollywoodiennes. Sauf que le pseudo supporter n'est pas là pour gagner sa croûte, mais bien pour satisfaire sa soif d'autocentrisme.
A la sortie du Camp des Loges, le fief des étoiles du Paris Saint-Germain, les joueurs sont les proies de jeunes supporters qui s'immortalisent aux côtés de leurs idoles, tapant sur la vitre des voitures sans la moindre gêne. Les joueurs cherchent à garder leur calme, à dialoguer avec des gamins hystériques. Difficile à gérer une horde de vilains garnements en mode chasse.
Ce petit a un manque de respect ÉNORME,faudras pas venir pleurer quand un joueur va VRAIMENT s’énerver c’est déjà cool qu’il s’arrête pour vous bande de dégénéré pic.twitter.com/gwhfNBDB8G
— 𝑴𝒆𝒏𝒅𝒆𝒔𝒊𝒊𝒏𝒉𝒐𝒐🇫🇷 (@Mendesiinhoo) September 17, 2022
Et parfois ça dérape. L'exemple de Samuel Umtiti, en décembre 2021, alors joueur au Barça, a prouvé les limites dépassées, voire piétinées par des imbéciles heureux. Hors de lui (et de sa voiture), il invective de jeunes hommes sans le moindre remord, le natel dégainé et paré à mitrailler.
🚨🚨 ÚLTIMA HORA 🚨🚨
— El Chiringuito TV (@elchiringuitotv) December 1, 2021
💥 Un aficionado se sube al capó del coche de @samumtiti y el jugador explota:
😡“Ven aquí. ¿Pagas tú el coche? ¿Por qué tocas? ¿Sabes qué es el respeto?”. #JUGONES pic.twitter.com/iGxqqNodV7
Si le selfie est perçu comme une manière de contrôler son image, il est également une expression des plus narcissiques pour se sentir «vivant» à côté des stars du ballon rond. Exhiber sa pêche aux autographes et pouvoir mettre son trophée dans sa vitrine qui n'attend qu'à être gonflée de «j'aime».
Des fanboys en viennent même à interrompre des matchs pour arracher un selfie en compagnie d'un footballeur. En 2014, Stephan El Shaarawy a eu la (mauvaise) surprise de voir un énergumène détaler avec son téléphone.
Cette culture est bien ancrée dans les nouvelles générations, elle participe à une incontestable preuve d'amour pour soi-même, et non du joueur. C'est dans le même registre de « regardez avec qui JE suis» et non une expression d'un passionné pour son joueur favori. La passion du «je» qui ne peut que s'éprouver à travers cette manie de retourner l'objectif sur soi.
Pour le supporter, son téléphone se transmue tel un fusil pour photographier les Ronaldo, les Messi et autre Salah, pour montrer et compléter les têtes connues à côté de la sienne, dans une galerie photos en forme de nuage numérique. Ensuite, il peut étrenner ses trophées dans sa vitrine virtuelle et se nourrir du consensus et du regard des autres.