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Coupe du monde 2022

Coupe du monde 2022: «On nous a tous pris pour des naïfs»

Le cheikh Hamad bin Khalifa Al-Thani et Sepp Blatter lors de l'attribution de la Coupe du monde au Qatar.
Le cheikh Hamad bin Khalifa Al-Thani et Sepp Blatter lors de l'attribution de la Coupe du monde au Qatar.Image: sda

Les dessous du Mondial au Qatar: «On nous a tous pris pour des naïfs»

Le dirigeant suisse Edmond Isoz a œuvré dans les coulisses de la Coupe du monde au Qatar. Il raconte des séances surréalistes et des recommandations que personne n’écoutait. Mais aussi les guerres internes du football mondial.
14.11.2022, 06:4615.11.2022, 17:19
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Il est arrivé avec deux grosses piles de dossiers, PV de séances et autres études confidentielles. Chaque document dans sa fourre, soigneusement agrafé. Chaque mot à sa place, sans en rajouter. Au milieu des planches de surf et des musiques lascives d’Alaïa Bay, à Sion, Edmond Isoz nous a emmenés pendant quatre heures dans les coulisses de ce qui reste l’un des plus grands mystères du football moderne: l’attribution de la Coupe du monde 2022 au Qatar.

Qui est Edmond Isoz?

Né le 2 novembre 1949, Edmond Isoz a partagé sa carrière de footballeur entre l’Etoile Carouge et le FC Sion, tout en poursuivant des études d’ingénieur. Directeur de la Swiss Football League pendant plus de 20 ans, il a siégé au comité directeur de l'Association des ligues européennes (Epfl). C’est à ce titre qu’il a participé à de nombreux groupes de travail de l’UEFA et de la FIFA, dont le groupe de travail FIFA-Qatar.

Avant le vote: «Le Qatar était le plus mal noté»

«Une commission d’évaluation de la FIFA a étudié toutes les candidatures pour 2018 et 2022. Les conclusions ne laissent planer aucun doute: "Considéré l’ensemble des risques opérationnels, tous les sites candidats sont classés à faible risque, à l’exception de la Russie (risque moyen) et du Qatar (risque élevé)". Et pour qui a voté le Comité exécutif de la FIFA?»

«Dans le tableau qui résume son étude, l’Evaluation group de Harold Mayne-Nicholls a classé 16 types de risque par couleur: le vert (aucun risque), le bleu (risque moyen) et l’orange (risque élevé). Pour 2022, le Qatar est le seul à recevoir de l’orange (2) et deux fois plus de bleu (8) que le moins bon des autres candidats!»

Les conclusions de l'étude

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«Le Comité exécutif de la FIFA a pris connaissance de ces conclusions. Une question m’interpelle encore: comment a-t-il pu ne pas en tenir compte?»

(Réd: Après avoir ouvertement critiqué l'attribution de la Coupe du monde au Qatar, Harold Mayne-Nicholls a été banni de toute activité liée au football pendant sept ans par la Commission d'éthique de la FIFA. Il a obtenu la levée de cette sanction devant le Tribunal arbitral du sport (TAS), dont les juges ont estimé qu’il n’y avait pas eu d'inconduite.)

Le vote: «Tout était joué d'avance»

«En 2010, pour la première fois, la FIFA a attribué deux Coupes du monde en même temps. Le contexte géopolitique était particulier. En un sens, j’ai le sentiment que nous avons peut-être déjà assisté à un affrontement entre deux mondes»:

  • Le monde occidental démocratique, celui qui avait "pollué et colonisé la planète";
  • Le monde émergent autocratique.

Pour 2018, la Russie l’a emporté de manière écrasante. Pour 2022, le vote était encore plus net! Dès le premier tour, le Qatar a récolté dix voix (réd: sur 24 possibles). Il n’est jamais descendu en dessous. Jamais… Il a gardé ses voix tour après tour. C’est la preuve que tout était joué d’avance.»

Le résultat du scrutin

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«Il paraît clair que Platini a joué un rôle important dans le soutien au Qatar. Mais je pense que la situation lui a échappé. A un moment de sa carrière, Platini a atteint un tel prestige qu’il a fini par se sentir au-dessus de la mêlée. Quand il est arrivé à ce déjeuner à l’Elysée, avec le président Sarkozy et le cheikh Al-Thani, on lui a mis la pression de manière directe ou indirecte pour favoriser le Qatar. Les enjeux, le cadre, ont bousculé ses certitudes. Je pense qu’il en a perdu ses repères et oublié ses principes.»

«Au-delà du cas Platini, nous pouvons aisément imaginer que certains votants ont, soit fait valoir des intérêts personnels, soit favorisé des intérêts nationaux en donnant leur voix au Qatar. Le déroulement du scrutin indique qu’ils l’avaient décidé dès le début.»

(Réd: sur les 24 membres que comptait le Comité exécutif de la FIFA au moment du vote, 16 ont été radiés, suspendus, condamnés ou inquiétés à des titres divers.)

La date: «La FIFA n'a jamais eu l'intention de jouer l'été»

«Après le vote, la FIFA a convoqué un groupe de travail présidé par Salman bin Ibrahim al-Khalifa, à la tête de la Confédération asiatique de football. J’étais présent en tant que chairman du domaine football (transfert, calendrier, compétition) de l'Association des ligues européennes (Epfl). Infantino représentait l’UEFA. Il y avait beaucoup de monde: le syndicat des joueurs, les clubs, etc. Blatter passait dire bonjour mais il ne participait pas aux séances, en vertu de la séparation des pouvoirs. Le personnage clé, c’était Jérôme Valcke, le secrétaire général de la FIFA. J’y reviendrai plus tard…»

Edmond Isoz.
Edmond Isoz.

«Nous avons été convoqués à trois séances pour déterminer la date du Mondial. Dès le début, dès la première minute de la première séance, nous avons compris que tout ceci était une mise en scène. Que la FIFA n’avait aucune intention de jouer en été. Nous étions invités à étudier toutes les options d’ici à la prochaine séance mais en réalité, les documents qu’on nous a remis ne proposaient que deux créneaux:

  • Du 13 janvier au 13 février
  • Du 17 novembre au 18 décembre

Certains groupes (ECA, EPFL, Ligues anglaises et espagnoles) ont proposé des alternatives, notamment avril-mai et octobre, mais personne ne les a écoutés. Nous croyions disposer d’une marge de manœuvre mais il était évident que notre avis n’intéressait pas la FIFA.»

Les décisions: «On nous
a tous pris pour des naïfs»

«Deuxième séance: nous arrivons chacun avec nos solutions. De mon côté, pour l’EPFL, j’avais mandaté une étude détaillée des températures et des taux d'humidité auprès de Météosuisse, en comparant la situation au Qatar avec les précédentes compétitions. La période idéale pour le Mondial 2022, selon l’EPFL, était mai-juin, avec des matchs en soirée. Comme vous pouvez l’imaginer, ce document a coûté une certaine somme. Mais il n’intéressait pas la FIFA.»

«Cette dernière a balayé toutes nos propositions, parfois avec des arguments douteux. Sa commission médicale est venue avec des théories péremptoires pour ne pas jouer l’été. Les arguments étaient peu convaincants, c’était évident, mais qui irait contester un avis médical? Pour avril, on nous a répondu qu’il y avait le ramadan et qu’il risquait de durer au-delà des dates prévues. Pour la proposition de l’EPFL, on a dit qu’il n’était pas possible de planifier trois matchs en soirée, un problème qui concernait uniquement la phase de groupe. Je reconnais que c’était compliqué mais trois créneaux semblaient exploitables à 17h30, 20h et 22h30.»

«Or les discussions ne sont jamais allées plus loin. En fin de compte, nous parlions tous dans le vide. Quand on nous a vendu une Coupe du monde en été, dans des stades climatisés, on nous a tous pris pour des naïfs. Il n’a jamais été question de jouer l’été.»

Les luttes d'influences:
«Les Anglais ont menacé
la FIFA»

«Troisième séance: on nous donne rendez-vous le 24 février 2015 au Qatar pour arrêter une date définitive. Il ne restait plus que deux options sur la table. Toujours les mêmes: janvier-février et novembre-décembre.»

«La première entrait en collision avec les Jeux olympiques de Pékin. C’est du moins l’argument (recevable) qu’on nous a avancé et certainement que le Comité international olympique (CIO) a joué un rôle. Quand d’autres personnes ont proposé de reporter les mêmes dates à 2023, on nous a expliqué que les contrats avec les partenaires de la FIFA exigeaient une compétition en 2022.»

«Dès lors que l’hiver semblait l’emporter, Richard Scudamore, le Chairman de la Premier League anglaise, a pesé de tout son poids. Il a défendu l’intérêt commun dans les séances et exercé des menaces en coulisses pour que la Coupe du monde n’empiète ni sur ses Boxing Day (réd: matchs pendant les fêtes de Noël, dont la Premier League tire au moins un quart de ses revenus annuels), ni sur la période janvier-février, où le championnat anglais n’a aucune concurrence internationale et où il remplit son calendrier à ras-bord. Le "choix" s’est donc porté sur novembre-décembre.»

Richard Scudamore
Richard Scudamore

Les personnages clés: «Valcke était insaisissable»

«Scudamore a exploité toute la puissance de la Premier League. Il répétait que ce n’était pas une question d’argent mais tout le monde savait qu’il était prêt à attaquer la FIFA en dommages et intérêts si la Coupe du monde portait préjudice à ses intérêts. Il avait les moyens de ses menaces. C’était un personnage sûr de lui, avec une forte culture anglo-saxonne. Il avait l’habitude de ce genre de séance et il était conscient de peser lourdement.»

«L’autre personnage clé, c’était Jérôme Valcke. Un personnage que je trouvais insaisissable… J’ai vite compris dans nos séances que c’est lui qui pilotait tout pour la FIFA.»

«Un fait étrange le concernant: quand il était directeur marketing de la FIFA, Valcke a résilié le partenariat avec Mastercard pour signer avec Visa. Les tribunaux ont jugé que la rupture de contrat n’était pas conforme et ont condamné la FIFA à verser un dédommagement important à Mastercard (réd: 90 millions de dollars). Valcke a été licencié par la FIFA en 2006. Mais… il y est revenu en 2007, directement comme secrétaire général, sans en avoir du tout le profil! Comment a-t-il pu devenir un personnage aussi incontournable?»

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Jérôme ValckeImage: sda

«Bon an mal an, la FIFA tire 90% de ses revenus de la Coupe du monde. Je ne sais toujours pas pourquoi elle tenait absolument à jouer en hiver et pourquoi Valcke nous a tous pilotés dans ce sens. J’ai bien quelques hypothèses mais aucune ne paraît évidente. Ça reste un mystère. Un de plus.»

(Réd: Dans le jugement en appel sur les droits TV de la FIFA, le Tribunal pénal fédéral a condamné Jérôme Valcke à onze mois de prison avec sursis pour faux dans les titres et corruption passive répétée.)

L'UEFA: «Elle peut perdre devant un tribunal»

«La proposition de jouer en octobre était intéressante mais l’UEFA aurait perdu deux dates réservées aux équipes nationales. Surtout, elle avait peur de toucher à sa Ligue des champions.»

«En 1992, quand j’ai occupé mes premières fonctions dans le football suisse, l’UEFA employait huit personnes à Berne. Elle était trop petite pour gérer la Ligue des champions et en déléguait l’organisation à Team marketing.»

«Dès 2024, cette même Ligue des champions rapportera cinq milliards d’euros de droits TV et de commercialisation annuels à l’UEFA. Si une concurrence devait naître, et je pense forcément à la Super Ligue, l’UEFA serait en grande difficulté. Sur les 850 postes de travail qu’elle a actuellement, elle n’en conserverait probablement pas la moitié.»

Le siège de l'UEFA à Nyon (VD).
Le siège de l'UEFA à Nyon (VD).

«Et je pense que ça peut arriver… Je pense que l’UEFA peut perdre devant un tribunal. Non contre la Super Ligue, mais en raison de son monopole. Il faut savoir qu’aujourd'hui, aucun match international organisé en Europe, que ce soit pour les clubs ou les équipes nationales, n’est pas entièrement sous la coupe de l’UEFA, à la seule exception du tour final de la Coupe du monde! L’UEFA n’est pas un Etat: dans une société libérale, elle ne peut pas rester indéfiniment protectionniste. Sa position de monopole sur toutes les compétitions européennes de football n’a aucune base légale.»

«Une concurrence à la Ligue des champions serait également problématique pour les fédérations nationales, dont beaucoup dépendent de l’argent de l’UEFA. Si le monopole de la Ligue des champions tombe, elles seront contraintes d'adapter leurs dépenses à la nouvelle situation».

Platini: «Il était souvent entre le gag et l'ironie»

«Quand Platini a été élu à la présidence de l’UEFA, ce ne devait pas être lui, mais Lennart Johansson. Seulement Platini est habile: sa première promesse électorale fut d’élargir l’Euro de 16 à 24 équipes. C’était un moyen infaillible de s’assurer des voix. Toute cette campagne, c’est Infantino qui l’a orchestrée. Toute la stratégie, les projets et les idées de l’UEFA, c’était Infantino. Platini a exercé une autre forme de pouvoir liée à son aura de footballeur, à ses trois Ballons d’or européens, à sa forte personnalité et à ses principes concernant le jeu.»

epa10058794 The former president of the the European Football Association UEFA Michel Platini (C) surrounded by media representatives, speaks to the press in front of the Swiss Federal Criminal Court  ...
Michel PlatiniImage: sda

«Footballeur, il avait peu de qualités athlétiques, et pourtant, il dominait les débats, il voyait tout avant les autres. Il s’est habitué à ce que son action ait une influence sur son environnement. A l’UEFA, ça s’est vu. Il pouvait devenir cassant et donner l’impression de "planer" au-dessus des choses

«Cela dit, je suis convaincu que Platini est honnête. Sans aucun doute. Le problème avec lui, c’est qu’il était souvent entre le gag et l’ironie. On ne savait jamais s’il était sérieux. Pour l’avoir côtoyé, je le crois parfaitement capable d’avoir demandé deux millions à Blatter en laissant le choix de la monnaie, franc, rouble ou pesetas. C’est du Platini tout craché. Malheureusement pour eux, Blatter et Platini n’ont pas eu le réflexe de protocoler leur accord auprès des instances respectives. Quand Platini a eu des problèmes avec la justice, Infantino a probablement compris qu’il avait une chance unique de devenir calife à la place du calife

Infantino: «Il est brillant dans le relationnel»

«J’ai connu Gianni Infantino quand il travaillait au Centre international d’étude du sport à Neuchâtel (Cies). C’est un passionné de football. Un fan absolu de l’Inter Milan. Entre 1996 et 1998, nous nous réunissions souvent pour les réformes des règlements de la Ligue suisse de football. Quand il est entré à l’UEFA, d’abord en tant que juriste, j’ai été sa personne de référence. Platini lui a fait gravir tous les échelons. Il l’a considéré comme son bras droit et l’a rendu incontournable.»

Gianni Infantino
Gianni InfantinoImage: sda

«On n’est pas obligé d’aimer le personnage mais Infantino a deux grands mérites: il maîtrise parfaitement les langues et il est très à l’aise dans le relationnel, surtout avec les gens du sud. C’est le type d’homme à donner l’accolade; ce qui peut aussi être mal perçu de certaines cultures. Infantino brillait dans les séances par sa faconde de polyglotte, sa chaleur du sud et sa très grande connaissance des dossiers. Mine de rien, ça l’a pas mal aidé. Il faut savoir qu’une réunion importante à l’UEFA et à la FIFA, c’est jusqu’à 50 pages de PowerPoint envoyées aux participants à trois jours de la séance, et des discussions parfois tendues. Un peu de chaleur et une bonne maîtrise des dossiers sont de vrais atouts.»

Conclusion: «Le Qatar a peur de quelque chose»

«Il y a toujours eu des "discussions", des soupçons de magouille, dans l’attribution de grands événements sportifs. Mais le Mondial 2022 reste un cas à part. Je suis surpris que le Qatar commence à espionner toute la planète, à pirater des e-mails et mettre des gens sur écoute, après avoir obtenu la Coupe du monde. En termes de timing, ça n’a aucun sens. Ça montre seulement que les Qataris ne sont pas à l’aise. Que quelque chose n’est peut-être pas encore sorti et doit rester caché.»

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