Le cyclisme moderne semble entretenir une «culture du produit», où la caféine et la nicotine sont reines. L'éternelle ombre du dopage plane sur les équipes et ces guerriers sur vélo. Un retraité des pelotons en parle. L'ex-pro qui a préféré rester anonyme, plusieurs années au plus haut niveau et une victoire professionnelle au compteur, explique que les somnifères sont dans les bagages de tous les coureurs.
Conscient que les pilules sont un gros problème, parlant même de «stillnox party» dans les pelotons, l'ancien pro assure que les dérapages à la sauce Festina n'existent plus, c'est une époque révolue. Mais les cachetons restent un fléau dans les pelotons. «Le Tramadol, j'en ai croqué des tonnes. Je me voilais la face, je suivais le mouvement. Ça fonctionnait presque comme un antidépresseur.»
Et d'enchaîner sur d'autres pratiques telles que des capsules à la caféine. «J'en prenais trois de 300 mg, ce qui fait presque 1g de caféine. C'est énorme et l'effet est valable sur une durée de 6h.» Ces petits «coups de pouce» pour enjamber les passages à vide, contrer la météo capricieuse, supporter le froid et les pluies toute la journée.
Un petit «plus» pour passer un nouveau braquet. C'est le jeu, tout le monde tire à la même corde. Les médecins des équipes arrivent avec des valises et 50 petits tiroirs de pilules en son sein. Pour notre source anonyme, l'effort est tellement intense qu'un produit interdit serait même conseillé. A la troisième semaine de course - d'un grand tour -, le corps est tellement fatigué et à plat que pour retrouver des capacités physiques convenables, il faudrait une injection d'érythropoïétine (EPO). «Ce n'est même plus du dopage, c'est même conseillé pour la santé. Bien entendu, aucun médecin ne va le faire et ne le fera.»
A force de fouiller dans le passé, l'ancien coureur, passé notamment par des équipes de pointe en Continental pro, évoque un beau moment de sa carrière. Ce jour-là, de son propre aveu, personne ne pouvait le freiner.
Retrouver cette adrénaline (chimique) pour revivre la magie des débuts. Dans un article daté de 2016, Le Monde avait rencontré un «cycliste masqué» qui parlait des cachetons accumulés comme des kilomètres à l'entraînement. Des réflexes pour maintenir le corps sou pression, le pousser dans ses derniers retranchements.
Ce même auteur masqué a sorti un livre, en collaboration avec le trublion et ancien entraîneur de la Festina, Antoine Vayer (les rumeurs disent qu'il est le seul et unique auteur derrière ce récit), expliquant les anecdotes croustillantes des coulisses du peloton.
Un petit «plus» pour relancer la machine, capitaliser sur une nouvelle dynamique. Le «cycliste masqué» expliquait en 2016:
D'après lui, elle est un ersatz des drogues dures, l’équivalent de la méthadone, en quelque sorte. La caféine n'est pas interdite, mais à un certain seuil, après une dizaine d'expressos, elle peut se transformer en produit dopant. Le divin remède pour rester serein et furieux sur la selle.
Autre produit souvent utilisé, la snus, ce tabac à chiquer venu de Scandinavie. Ces petits sachets sont très répandus dans le cyclisme comme dans le milieu du ski alpin ou encore dans le ski de fond ou le hockey sur glace. Un moyen pour lutter contre le stress de la compétition. Une forte dépendance est à noter, qualifié même d'hautement addictif.
Un cercle vicieux, une grande boucle moins glorieuse et infinie: cette dépendance est sensible et enfouie dans le cyclisme. Du tabac, de la caféine, les abus sont récurrents et rendent difficile le sommeil des athlètes.
C'est là qu'entrent en scène les somnifères. Sur le site d'Eurosport, le psychologue Jean-Christophe Seznec explique que dans les années 2000, l'équipe Cofidis lui a demandé d'intervenir pour des problèmes d'addiction au somnifère et au stillnox. La cadence effrénée n'est pas uniquement sur le bitume, elle est aussi en dehors: des contrats à courte durée, des courses qui s'empilent, une pression toujours plus grande; des coureurs mercenaires au CDD court, comme l'expliquait le «cycliste masqué». Ces coureurs se minent la santé pour garder une place dans la meute des cyclistes.
Franck Vandenbroucke écrivait dans son autobiographie les prémices et les raisons de sa descente aux enfers. Au détour d'une soirée, un petit somnifère proposé par son collègue Philippe Gaumont et l'enfer des remords dans la foulée. Un «oui» quasi innocent qui aura de grandes conséquences. Le Belge n'a jamais réussi à stopper la dégringolade, enserré dans les rets de l'excès. Il disparaît tragiquement à 34 ans... tout comme Philippe Gaumont qui s'en est allé à 40 ans, des suites d'une crise cardiaque.
Des destins tragiques qui ont secoué. Mais cette quasi-toxicomanie générale ne s'est pas interrompue pour autant dans le cyclisme. Il faut «faire le métier».
Des méthodes que le cycliste américain Taylor Phinney a critiquées récemment, dégoûté par la prise de ces antidouleurs à profusion. Dans le podcast Thereabouts, il expliquait l'abus d'opiacés, les injections de cortisone, les façades des accords de sponsoring et l'emprise des équipes sur leurs coureurs. Une mascarade lourde à soutenir et vampirisante pour une bonne partie des coureurs.
Le Tramadol, placé sur la fameuse «liste» des produits interdits depuis 2019, fonctionnait telle une potion magique. Phinney, désormais retraité, décrivait même que «s'il en prenait un maintenant, cela l'enverrait sur la lune». Les pilules, ce n'était pas sa came. Il persistait à dire qu'il n'avait pas besoin de ça pour terminer ses courses à ses dirigeants.
Alors qu'il venait de se casser la jambe, il expliquait: «J'ai reçu une injection de cortisone. Je volais littéralement alors que la moitié de ma jambe ne fonctionnait pas».
En 2021, un autre forçat de la pédale a préféré arrêter les frais. Le jeune espoir danois Ludwig Wacker en ressortait lui aussi écœuré:
Un énième témoignage qui convoque les affres du désespoir d'un certain Luca Paolini, pincé pour un contrôle positif à la cocaïne sur le Tour de France 2015. Lui-même se décrivait comme «un esclave des somnifères qui l'ont mené à la prise de cocaïne».
Alors, faut-il supprimer les pilules dans le peloton professionnel? «A ce jour, il serait irréaliste d’interdire tout médicament dans le sport de compétition, à mon avis. Ainsi a évolué la société où nous vivons», explique le professeur Thierry Buclin, spécialiste en pharmacologie et médecin-chef au Centre hospitalier universitaire vaudois (Chuv).
Suivre le mouvement, persévérer dans un monde où les corps sont rudoyés, où la douleur doit être reportée à plus tard. Tel est le destin des guerriers du bitume.