Le maillot de Gleison Bremer vendredi soir à la Coupe du monde ne portait ni message politique, ni symbole au sens caché ni même un drapeau arc-en-ciel. Et pourtant, ce maillot a brisé un sacré tabou au Brésil. Comment? Simplement en arborant sur la poitrine et dans le dos un numéro, comme tous les autres footballeurs présents au Qatar. Mais ce numéro en question, le 24, a une connotation très particulière au pays de la samba et de la caïpirinha.
Il est associé à l'homosexualité. Pour comprendre ce lien à première vue pas du tout évident, il faut un petit cours d'Histoire: à la fin du 19e siècle, le baron João Batista Viana Drummond a des soucis financiers à cause du zoo de Rio de Janeiro dont il est propriétaire. Pour combler ses pertes, il décide de créer une loterie – illégale et encore jouée aujourd'hui – dans les rues de la ville, le «jogo do bicho» (le «jeu des animaux»). Le principe du jeu? Choisir l'une des 25 cases de la carte, chacune étant représentée par un animal. Sur la case 24: un cerf. Un mammifère connu pour ses ébats sexuels entre mâles et dont le nom portugais «veado» est aussi utilisé, au Brésil, pour désigner – de manière péjorative – un homosexuel.
Dans un pays encore très conservateur, il n'en faut pas plus pour dégoûter du nombre 24 beaucoup d'hommes. Alors pour garder leur virilité intacte, ils refusent de porter des maillots avec ce numéro, de s'asseoir sur le fauteuil 24 au cinéma ou évitent d'habiter l'appartement 24 d'un immeuble. Cette superstition homophobe s'est même invitée au Sénat: chaque sénateur y a sa pièce privée, or il n'existait pas de numéro 24 (la pièce 25 suit la 23) jusqu'à 2015... Il a fallu un tollé médiatique pour que les choses rentrent dans l'ordre. Au propre comme au figuré, donc.
Dans le foot pro, les mentalités commencent aussi à évoluer. La preuve avec Gleison Bremer, qui a accepté de porter le numéro honni.
Face au Cameroun vendredi, le défenseur central a donc été le premier footballeur dans l'histoire de la Seleçao à porter le 24 en match officiel. Et ce n'est pas parce que le nombre de joueurs autorisés dans le contingent a grimpé à 26 pour la première fois en Coupe du monde cette année (contre 23 pour les éditions précédentes): lors de la Copa America 2021, les sélections avaient droit à 24 joueurs. Toutes avaient un numéro 24, sauf le Brésil ... qui a tout simplement retiré ce maillot de la pile en le remplaçant par le 25.
En Copa Libertadores (la Champions League sud-américaine), les équipes brésiliennes n'ont pas le droit de supprimer ce numéro, alors elles utilisent un subterfuge: elles l'attribuent systématiquement au troisième gardien, histoire d'être quasi certain que le 24 n'apparaisse jamais sur la pelouse. En 2020, un seul joueur dans tout le championnat national portait le 24.
Au contraire, et c'est logique, arborer ce numéro est une fierté dans la communauté gay brésilienne. Plusieurs associations militant pour la cause LGBT+ l'utilisent comme symbole de résistance et de revendication. Et dans des tournois de foot de quartiers, le maillot 24 «peut être aussi convoité que le 10 de Pelé», fait savoir Franceinfo.
Le chandail de Bremer au Qatar n'est pas la seule raison, pour les gays brésiliens, de croire à l'ouverture d'esprit de leurs compatriotes. Début 2020, le club de Bahia a proposé à son joueur, Flávio, de porter le 24. Le milieu de terrain a accepté, et a même gardé ce numéro à Trabzonspor et à Al-Taawon, club saoudien où il évolue désormais. Par conviction politique, comme il l'expliquait à So Foot:
Durant la dernière Gay Pride de Rio le 27 octobre, un maillot géant du Brésil avec le numéro 24 et un brassard arc-en-ciel a été déroulé, avec la coopération de la fédération brésilienne de foot.
Et si Bremer marque le but décisif en finale de la Coupe du monde le 18 décembre prochain, on peut parier que le nombre abominé changera vite de statut. De là à voir un cerf sur le blason des Auriverde, il y aura encore sans doute une étape.