«Si elle savait l'allemand, elle serait présidente de la Suisse», lui avait un jour rendu hommage Murat Yakin. Cette phrase, même si elle avait une vocation humoristique, souligne combien Emine Yakin était une femme haute en couleur. «C'était un monument!», s'exclame Michel Pont, qui l'a côtoyée quand il était coach-assistant de la Nati.
Mais derrière le charisme et la notoriété de cette femme, il y avait surtout de l'amour. «Elle aimait tout simplement ses enfants. Ça peut paraître banal, mais c'est important de le dire aujourd'hui, à une époque où trop d'enfants n'ont pas cette chance», admire Carlos Varela.
L'ancien joueur d'YB et du FC Bâle a pu s'en rendre compte de nombreuses fois, puisqu'il a été coéquipier pendant plusieurs saisons de Murat et Hakan Yakin et, surtout, le colocataire de ce dernier pendant cinq ans. C'est cet amour qui a poussé «Mama», comme l'appelait sa marmaille, à suivre ses deux fistons dans tous les stades de Suisse et à travers l'Europe, des juniors à la Champions League et même ensuite durant leur carrière d'entraîneur.
A force de s'asseoir chaque week-end dans les tribunes, Emine Yakin est devenue un personnage culte du football suisse. Son allure d'authentique nonna y a aussi beaucoup contribué. Emmitouflée dans ses manteaux, avec ses bas de laine, sa permanente grisonnante et ses lunettes teintées sur le nez, elle ne ratait pas une miette des prestations de ses fils. Il ne manquait que le chat et le tricot sur ses genoux et vous obteniez la version sympathique de Ma Dalton.
Et puis, il y avait aussi ce légendaire tricycle. Malgré son compartiment à commissions, «Mama Emine» l'utilisait avant tout pour aller voir Murat et Hakan à l'entraînement du FC Bâle. «Elle était là chaque matin dès le début à 8h30», se souvient Carlos Varela. «Des fois, elle suivait le bus de l'équipe avec son tricycle et arrivait même au terrain avant nous», se marre Sébastien Barberis, lui aussi coéquipier des Yakin sur les bords du Rhin.
On imagine très volontiers que cette «maman poule» connaissait le moindre petit raccourci des environs du centre d'entraînement bâlois, elle qui a exprès acquis un appartement proche des terrains (et donc de ses fils). Au fait, le compartiment à commissions servait-il parfois à autre chose qu'à faire les courses?
Carlos Varela a aussi bénéficié des talents culinaires d'Emine Yakin. «Elle nous a reçus tellement de fois chez elle après les entraînements!», rembobine le Genevois. Au menu: des spécialités turques – le pays d'origine de «Mama» – et des thés. «Un pour rester en forme pour le foot et un autre pour digérer». Et autant dire que ce dernier était indispensable.
En turc, dont Varela a appris les rudiments – Emine Yakin ne parlait que très peu allemand –, et jamais de football. «Elle nous posait des questions sur notre quotidien hors du terrain et sur nos amis».
En maman surprotectrice, elle s'inquiétait aussi des fréquentations de ses fistons. «Plusieurs fois, Hakan lui a dit au téléphone qu'il était avec moi pour la rassurer, alors qu'il sortait avec d'autres personnes», sourit Carlos Varela. Toute cette attention, les frères Yakin la rendaient bien à leur mère. «Dès qu'elle appelait, Hakan décrochait et était prêt à quitter une réunion d'équipe s'il fallait lui rendre un service. Cette proximité me touchait beaucoup, car j'ai perdu ma mère quand j'avais 20 ans. Je sais à quel point il faut chérir la relation avec sa maman», s'émeut tout à coup Carlos Varela au téléphone.
Il a une anecdote qui prouve à quel point «Mama» prenait de la place dans la vie de ses fils:
Une immersion au sein même de l'équipe? Tout sauf une première pour Emine Yakin. Au FC Bâle, elle accompagnait les joueurs et le staff en camps d'entraînement en Turquie. Et la matriarche avait son mot à dire: «C'est elle qui allait d'abord visiter les lieux en vacances, et elle donnait ensuite des feed-backs au club», témoigne Carlos Varela.
Reste une question: pourquoi cette femme a-t-elle ressenti le besoin d'être omniprésente dans les carrières et les vies de ses deux fils? La réponse se trouve sans doute dans l'histoire de la famille Yakin, qui a connu des moments tragiques.
Emine quitte Istanbul en 1970, à 36 ans, avec son mari d'alors, Hüseyin Hüsnü Irizik. Laissant temporairement leurs six enfants en Turquie, ils débarquent à Saint-Gall en quête d'une meilleure situation économique. Elle y travaille comme couturière, puis le couple s'installe à Viège, en Valais, où Emine trouve un job d'aide-infirmière. Un premier drame a lieu en 1972: fortement alcoolisé, son mari se noie dans le Léman.
Mais elle est décidée à rester en Suisse et veut tout faire pour que ses enfants la rejoignent. Alors, via des amis, elle fait la connaissance d'un certain Mustafa Yakin, soudeur à Bâle et lui aussi d'origine turque. Ils se marient un mois plus tard. Murat naît en 1974, Hakan en 1977. Mais rapidement, le couple – qui loge avec les huit enfants dans un 3 pièces et demie – bat de l'aile et Mustafa prend la poudre d'escampette quand Murat est ado. Il laisse Emine seule, en charge de toute sa progéniture. Les frères Yakin ne reprendront contact avec leur père que peu de temps avant son décès, en 2005.
On comprend dès lors facilement l'importance que «Mama» a accordée à la solidarité familiale. Carlos Varela en est convaincu, c'est grâce aux valeurs transmises par leur mère et à son éducation que Murat et Hakan Yakin sont là où ils sont aujourd'hui: des ex-joueurs stars du foot suisse, désormais respectivement sélectionneur national et entraîneur d'Istanbulspor (première division turque).
Au-delà d'une triste nouvelle, la disparition d'Emine Yakin marque aussi la fin d'une époque. «Quand ses fils jouaient et qu'elle venait en vedette aux entraînements de la Nati, il y avait une ambiance très familiale, bon enfant. Aujourd'hui, cette proximité n'est plus possible, notamment pour des raisons sécuritaires», observe Michel Pont.
Malgré son parcours fou, Emine Yakin n'est jamais devenue présidente du pays. Mais elle a réussi un autre exploit: être l'une des personnalités les plus emblématiques du football suisse sans toucher le moindre ballon.