Ce jeudi soir 17 mars 1955, Montréal explose de colère. Les vitres du Forum, la salle multisports de la ville, se brisent sous les lancers de cailloux, bouteilles et morceaux de glace. Dans la rue, les kiosques sont incendiés et les voitures renversées. La police arrête des dizaines de personnes.
Un coup d'état? Une grève générale? Non, une émeute à cause d'un match de hockey sur glace. Elle a même un nom (et une page Wikipédia): «Emeute Maurice Richard». C'est celui de l'attaquant vedette du Canadien de Montréal. Pourtant, le hockeyeur ne participe pas à ces scènes de guérilla urbaine. Mais il en est à la source.
Les frères Henri et Maurice Richard des Canadiens de #Montréal, respectivement âgés de 19 et 34 ans, après une partie de Hockey au Madison Square Garden, 20 novembre 1955 #histoire pic.twitter.com/fb5Y6YeOF1
— Photos Histoires (@PhotosHistos) February 24, 2018
Quatre jours plus tôt, le club montréalais dispute un match de NHL (Ligue nationale de hockey) sur la glace de Boston. A la 14ème minute, Maurice Richard prend un coup de crosse dans le visage. La star québécoise craque. Elle met un coup de poing à son agresseur, Hal Laycoe. Dans sa furie, le Rocket (son surnom) frappe aussi le juge de ligne, qui tentait de le calmer. Verdict: pénalité de match. Mais les choses ne s'arrêtent pas là. Le 16 mars, Richard est convoqué dans les bureaux de la NHL à... Montréal. Le président de la ligue, Clarence Campbell, le suspend pour les trois derniers matchs de la saison et tous les play-offs. Un gros coup dur pour une équipe qui veut décrocher la Coupe Stanley. Les supporters du Canadien de Montréal crient au scandale.
Paul-André Cadieux, figure emblématique du hockey suisse, d'origine québécoise, s'en souvient bien. Il a huit ans à ce moment et est un grand fan des Habs:
Les partisans du club montréalais – seul club francophone parmi les six équipes évoluant en NHL à cette époque – se sentent discriminés. Ils n'arriveront pas à contenir leur rage lors du match suivant, à domicile, ce fameux soir du 17 mars 1955.
Clarence Campbell a l’audace (et la mauvaise idée) de venir voir ce duel face à Détroit. Il s'assied dans les gradins du Forum en compagnie de sa secrétaire. Il est hué, insulté. Une pluie de projectiles s'abat sur lui: programmes de match chiffonnés, crèmes glacées, œufs, cacahuètes ou encore pièces de monnaie. Un supporter de Montréal vient même le gifler à la fin du premier tiers. Clou du spectacle: une bombe lacrymogène explose dans la patinoire. Celle-ci est évacuée et la partie, logiquement, annulée. Montréal perd le match par forfait.
On March 17th, 1955, NHL president Clarence Campbell suspended Maurice Richard for the rest of the season. This probably cost The Rocket a scoring title & the #Habs ended up losing the Stanley Cup Final in 7 games. Montrealers were a wee bit upset. Mayhem & riots ensued. pic.twitter.com/T6pRczVspl
— The Hockey Samurai 侍 (@hockey_samurai) March 17, 2021
Le lendemain, les journaux montréalais sont encore chauffés à blanc et semblent peu sensibles au sort réservé au président de la NHL:
André Laurendeau écrit aussi, dans le même papier, que «le nationalisme canadien-français paraît s’être réfugié dans le hockey». Certains voient dans l'émeute Maurice Richard l'événement déclencheur de la Révolution tranquille au Québec. Une période durant laquelle le sentiment identitaire québécois se développe sensiblement. Il atteint son paroxysme au début des années 1970, notamment à travers le groupe terroriste indépendantiste Front de Libération du Québec (FLQ).
Pour calmer la colère de la population montréalaise et éviter d'autres incidents, Maurice Richard prend l'initiative de s'adresser lui-même à elle, le 18 mars sur Radio Canada.
Malgré les encouragements de la star de l'attaque des Canadiens de Montréal, les Habs perdront en finale de NHL contre Détroit. Les pensionnaires du Forum se rachèteront de la meilleure des manières: avec le retour de Maurice Richard, les Québécois remporteront cinq Coupes Stanley de suite entre 1956 et 1960. C'est aujourd'hui encore un record.
Paul-André Cadieux est allé voir son premier match du Canadien de Montréal à l'âge de 8 ans, en 1955, emmené par son papa.
Quand l'ancien coach de Fribourg-Gottéron, Genève-Servette et Lausanne, entre autres, nous raconte ses souvenirs d'enfance, on a envie de l'écouter pendant des heures. Ils reflètent une passion débordante pour le hockey sur glace, comme chez de très nombreux Québécois.
Le Forum de Montréal en 1966 #histoire via @Archives_Mtl pic.twitter.com/FCHBMe3Mxt
— Photos Histoires (@PhotosHistos) February 17, 2021
«On n'avait pas la TV à la maison», se remémore Paul-André Cadieux. «On était accroché à la radio. On s'assayait en famille autour de la table du salon pour écouter les matchs des Canadiens de Montréal dans l'émission La Soirée du hockey sur Radio Canada.» Avec son frère et des amis, il se rendait parfois à la station d'autobus de leur petite ville de Rawdon (75 km au nord de Montréal) pour voir les parties à la télévision. «On imitait les gestes des stars des Habs», rigole le résident de Villars-sur-Glâne. «Il y avait un célèbre magasin dont on recevait le catalogue, alors on commandait nos maillots et ils arrivaient par la poste.»
Ça fait longtemps que Paul-André Cadieux n'est pas retourné à Montréal pour voir son équipe de cœur, qui joue désormais ses matchs au Centre Bell. Mark Streit a, lui, eu la chance d'y évoluer durant trois saisons entre 2005 et 2008. L'ancien défenseur bernois y a terminé sa carrière, lors d'une dernière pige de deux matchs pendant l'exercice 2017-2018. Il se souvient d'une ferveur impressionnante, qui n'a d'égal nulle part ailleurs:
L'ex-international suisse a beaucoup apprécié ses deux expériences montréalaises, même si la pression y était grande à cause des attentes du public et de son extrême engouement.
Mark Streit rigole au bout du fil quand il se rappelle d'une anecdote: «J’ai eu une surprise lors de mon arrivée en 2005. Un jour, je suis allé acheter un truc dans un kiosque. Et le vendeur m’a dit: «Vous êtes un joueur des Canadiens!» Il m'avait reconnu, alors que je venais de débarquer et que je n’étais pas une star, mais juste un petit Suisse.»
Les Canadiens de Montréal n'ont plus gagné la Coupe Stanley depuis 1993 (avec 24 titres, ils détiennent le record). Malgré cette disette et la mondialisation du hockey sur glace (l'effectif des Habs cette saison n'a que trois joueurs québécois, alors qu'ils étaient une large majorité à l'époque de Maurice Richard), la passion autour du club montréalais n'a pas baissé. «J'ai même l'impression qu'elle a augmenté entre mes deux passages», sourit Mark Streit.
Même si elle s'est rétrécie lors de la dernière décennie, il y a toujours une liste d'attente pour obtenir un abonnement saisonnier au Centre Bell. Et l'année passée, juste avant la pandémie de Covid-19, les Canadiens de Montréal possédaient la deuxième moyenne de spectateurs (plus de 21'000 par match) de la NHL derrière Chicago. Et ce, malgré des résultats sportifs mitigés: une seule participation aux play-offs lors des trois derniers exercices. Ces nombreux fans n'attendent qu'une chose: pouvoir revenir encourager leur équipe à la patinoire après la pandémie.