Et maintenant, que faire? Que faire de ce Jura bernois amputé de Moutier? La perte de la cité prévôtoise, dimanche, dans les urnes, oblige le canton de Berne à faire preuve d’imagination pour la suite. L’heure doit être à la gamberge chez un certain nombre de Jurassiens bernois, dépossédés de la seule commune qui avait le poids d'une ville avec toute son histoire.
Berne, très vite, va devoir élaborer un nouveau récit. Premièrement, pour rassurer ceux de sa minorité francophone se sentant bien seuls après le départ démocratiquement acté de Moutier. Ensuite, pour maintenir un bilinguisme dont il a fait, sinon un atout, du moins un argument promotionnel à l’attention du reste de la Suisse, en particulier de son éternel rival zurichois.
Les données ne sont pas rassurantes. Avec Moutier en moins, la population du Jura bernois s’élève à 45 000 habitants, soit environ 4,5% du total du canton de Berne. Ce pourcentage de francophones (10% en ajoutant ceux de Bienne et de la ville fédérale) n’était pas beaucoup plus élevé avant dimanche, mais il a encore diminué depuis. Dans le canton de Fribourg, le minoritaire, cette fois-ci germanophone, représente 29% de la population. Dans le Valais, la part germanophone, également minoritaire, atteint 24% de l’ensemble. Un quart ou presque un tiers, donc. De quoi peser davantage dans les décisions.
En additionnant les populations de l’actuel canton du Jura et du Jura bernois, telles qu’autrefois composant la minorité francophone territorialement constituée du canton de Berne, on n’obtient même pas 13% de la totalité bernoise. C’est peu. Trop peu sans doute pour exister autrement que par le bon vouloir du puissant. Les districts du Jura Nord, qui forment le 23e canton suisse depuis 1979, avaient compris cet enjeu-là, un parmi d’autres ayant conduit à la séparation.
Berne «canton bilingue» est indéniablement une réalité factuelle et anthropologique. Mais c’est aussi en partie un artifice. Ou, si l’on préfère, une histoire que l'on se raconte. C’est parce que Berne le veut bien, parce que Berne consent des sacrifices, parce que Berne a un intérêt dans l’affaire, que le Jura bernois existe. Notamment au travers de cette instance qu’est le Conseil du Jura bernois, lequel s’était prononcé, on le comprend, contre le départ de Moutier, le 25 février lors d’un vote consultatif.
Cette image d’un grand frère prenant soin de son petit frère fait peut-être de l'effet dans les dîners au palace Bellevue à Berne ou dans les pique-niques du Premier Août à la montagne. Mais l’on réalise aussi que le petit frère est entièrement dépendant du grand. Les calculs sont pas bons, Kevin. Eh bien là, c’est à peu près comme dans le sketch: les prémices sont faussées.
On a dès le départ chaussé les mauvaises lunettes. On? Des confédérés, plutôt protestants, attachés au maintien d’un bloc fédéral fort et en paix. Or la Question jurassienne a mis à mal ce récit né de la Constitution de 1848. Récit qui présente de nombreuses vertus, mais qui est inopérant, en tout cas insuffisant pour saisir le sens de la Question jurassienne, désormais la Question bernoise.
Si la résolution globalement pacifique du conflit entre Berne et le Jura doit beaucoup au génie suisse, le conflit lui-même échappe aux critères «fédéraux». La Question jurassienne a plus de points communs avec ce qui fut la rivalité franco-allemande ou franco-algérienne, ou encore avec la donne irlandaise lors des années de braises, qu’avec toute autre réalité de la Suisse moderne.
Il s’est agi d’un conflit national et identitaire. Berne a possédé le Jura, qui lui a été donné lors du Traité de Vienne en 1815. Pour le Jura canton, Moutier était en quelque sorte une Alsace-Lorraine à reconquérir. Et pour Berne, Vaud perdu en 1815, ce «mauvais galetas» qu'était le Jura est devenu une possession lui procurant du prestige sur la scène fédérale. Là sont les vraies et seules prémices, et non pas dans la genèse réinventée d’un bilinguisme.
Pour autant, le bilinguisme est une réalité tangible dans le canton de Berne, avons-nous vu. Mais est-on bien sûr de ce que ce terme recouvre comme géographie? Distingue-t-il la partie germanophone du canton de Berne du Jura bernois francophone? Ou est-ce déjà une façon d’envisager le bilinguisme au sein même du Jura bernois, partiellement germanisé au 19e siècle? Le français y reste la langue officielle, mais le temps a fait son œuvre, et le suisse-allemand est devenu une part plus ou moins enfouie de l'identité jurassienne bernoise.
Cette dimension germanophone est tout à fait respectable, elle est même un atout. Mais si rien n’est entrepris, par Berne en l’occurrence, pour sanctuariser la langue française dans ce qu'il reste du Jura historique, alors l'empreinte du germanophone, ultra-majoritaire dans le canton de Berne, risque d'effacer, doucement, sans heurts, comme de guerre lasse, celle du minoritaire francophone.
La canton du Jura a de son côté pris le large. Moutier gagnée (la ville avait dit «oui» au rattachement lors d’un référendum consultatif en 2013, ouvrant la voie au vote d'autodétermination de 2017, répété dimanche 28 mars), Delémont considère que la Question jurassienne est terminée. Mais il ne ferme pas la porte à qui du Jura bernois voudrait un jour rejoindre le canton du Jura, dorénavant dans une position de confort: il n'est plus demandeur, il ne revendique plus rien. Habile de sa part. En même temps, quelle autre partition pourrait-il jouer?
Toute la pression repose sur les épaules du canton de Berne. Celui-ci doit à présent se débrouiller avec une situation qu’il a pour beaucoup contribué à créer. Cet atout qu'est censé être pour lui le Jura bernois pourrait bientôt se transformer en boulet: toute cette paperasse, tous ces fonctionnaires bernois tenus de répondre en français aux francophones qui les appellent pour régler des problèmes administratifs. Tout ça pour si peu de monde: les plus grandes localités du Jura méridional, Saint-Imier et Tramelan, n’atteignent pas 10 000 habitants à elles deux.
Il y a, dans ce Jura-là, qui apparaît moins comme l'enjeu que le jouet de l'histoire, une frange de la population désemparée après le choix de Moutier. Il faut la prendre en considération. Berne et le Jura, quoique ce dernier donne à comprendre de ses intentions, pourraient envisager une action commune. A moins que la solution ne soit à chercher dans une union avec Bienne, la «métropole» bilingue du Seeland. Voire, qui sait, dans un nouveau canton. La Confédération aurait tort de laisser grossir là une nouvelle boule de ressentiment.