Au départ, une publication sponsorisée sur Instagram qui emprunte le ton anxiogène d'une information de la plus haute importance. Son auteur? «Power the polls».
Puis, plus bas, en caractère à peine moins explosif, une référence à «l'intervention de Karin Keller-Sutter à la télévision suisse hier soir», qui se serait «soldée par une tragédie». En illustration, une ministre des Finances au visage littéralement figé par l'effroi.
On peut difficilement faire plus catastrophiste.
Alors, forcément, on clique. (Vous noterez au passage que cette publication avait déjà reçu 514 pouces levés, jeudi à 15h47.)
Si le lieu de l'atterrissage ne surprend pas, nous, on se surprend à y croire l'espace d'une demi-seconde. On y découvre la réplique exacte de l'en-tête du site de la Radio Télévision Suisse. Et tout y est. Des rubriques Suisse, Ukraine, Monde ou Sport, à l'espace pour se connecter, en passant par le logo de RTS Info et les liens vers les différents réseaux sociaux du média de service public. Bien sûr, les plus perspicaces savent que cet en-tête date d'avant le récent toilettage graphique de la chaîne.
Cependant, un premier détail fait férocement cligner l'œil gauche, au moment de s'arrêter sur le surtitre de cette «tragédie»: quelques mots en suisse-allemand et la présence de l'étrange vocable «Höhle der Löwen». «La fosse aux lions», en français, mais aussi une célèbre émission de divertissement de la télévision allemande. Soit.
On ne saisit déjà plus vraiment le lien avec l'intervention de la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter. Hélas, le titre de l'article possède tous les atouts nécessaires pour harponner les internautes les moins attentifs, malgré sa longueur interminable. On y cause «dettes», «remboursement», «plateforme spéciale». En d'autres termes... eurêka!
On apprend alors que la RTS «a examiné la vérité sur ce système secret de création d'argent». Et l'introduction n'est pas pingre en superlatifs, puisque «Karine Keller-Sutter nous a expliqué que la plateforme s'appelle ‹Gas Profit› et que tout citoyen suisse qui investit 250 francs suisses pourra gagner plus de 7000 francs suisses par jour». Pour tous les ménages qui transpirent à la fin de chaque mois, il y a effectivement de quoi se lécher les babines.
Puis, vient l'interview. Forcément exclusive. (Malgré la présence du logo de Blick TV qui s'est égaré sur la page.) Bien sûr, l'entretien révèlera très vite une quantité monstre d'incohérences, de détails loufoques et un vocabulaire qui n'a rien de bien conventionnel. Surtout quand on a la chance de poser des questions à une ministre des Finances. Pêlemêle, il est question de ce mystérieux «Gas Profit», de «conflits armés dans le monde», de «sanctions financières étrangères», de «neutralité», mais aussi de «possibilité d'investir 250 francs suisses» et d'un dénommé «Christian» qui «partage avec nous son expérience fascinante».
Le hic, c'est que «Christian», sa «femme au foyer» et ses trois enfants semblent couler des jours ensoleillés dans un vulgaire lotissement du fin fond du Connecticut.
Cerise sur la Coupole fédérale, cette «plateforme est actuellement l'une des sources qui alimentent le budget national suisse». Nous voilà rassurés. Grâce à «Christian» et tous ceux qui se feront avoir par cette arnaque en bonne et due forme, les finances du pays sont entre de bonnes mains. De près, bien sûr, ça pue le texte pondu par une intelligence artificielle de première génération. De loin, surtout lorsqu'on n'est pas familier avec ce type de saillies frauduleuses, on marche dans la combine. On clique. On déroule jusqu'en bas.
Et, souvent, on le paie cher.
Sortis sains et saufs de cette arnaque, on décide de contacter le Département fédéral des Finances. Quelques minutes plus tard, on comprend que les soldats de Karin Keller-Sutter n'en sont pas à leur première fâcheuse expérience.
Le porte-parole enjoint ensuite les internautes suisses à s'armer de vigilance, car il «s'agit évidemment d'une fausse publicité pour un site d'investissement frauduleux». L’Office fédéral de la cybersécurité (OFCS) recommande d'ailleurs aux personnes «qui ont subi un préjudice financier de déposer une plainte pénale contre inconnu» auprès de «la police cantonale compétente». Ce que le ministère de Karin Keller-Sutter a fait.
Il faut savoir que depuis le 1er septembre 2023, «il existe en Suisse une disposition pénale qui punit l’usurpation d’identité», rappelait récemment Juliette Ancelle, avocate associée chez ID-Est à Lausanne, interrogé par la RTS.
La Radio Télévision Suisse est, hélas, rompue à cet exercice qui consiste à combattre (difficilement) l'usurpation d'identité. Pas plus tard que lundi, le célèbre chirurgien cardiaque René Prêtre se plaignait, sur les ondes de La Première, d'une fausse publicité vantant les mérites d'un «produit miracle vendu au prix fort». En vérité, un complément alimentaire qui s'attaquerait «aux problèmes de circulation sanguine et de cholestérol, prolongeant l’espérance de vie». Face au chirurgien, un faux Philippe Revaz. Comme s'il fallait offrir un peu de caution à la supercherie.
Selon l'émission On en parle, qui a mené son enquête, «le prix du "médicament" est de 69 francs et il peut être commandé en laissant son numéro de téléphone».
Ces escroqueries financières sont évidemment tissées à l'international, rendant les démarches judiciaires difficiles. Pour en revenir au «produit miracle» vanté par notre fausse Karin Keller-Sutter, sachez que les brigands qui se cachent derrière la supercherie, en l'occurrence Power the polls, se vantent de «recruter la prochaine génération de travailleurs électoraux pour propulser nos élections!». Mais il est probable que les véritables responsables soient moins bien planqués.