Soudain, l’argent n’est plus arrivé sur le compte de cette enseigne genevoise portant un nom d’origine iranienne, spécialisée dans le commerce de tapis d’Orient, cliente de la Banque cantonale genevoise (BCG). C’était en février 2020, le Covid-19 faisait des ravages en Italie du nord, il allait déferler en Suisse. La pandémie ne fut pour rien dans l’arrêt, littéralement du jour au lendemain, des virements destinés à ce commerce de centre-ville, dont nous tairons le nom. Ou diable était passé l’argent de la vente des tapis?
«J'ai appelé la société gérant les paiements à notre nom, effectués par cartes bancaires», raconte cette femme, copropriétaire de ce magasin familial ouvert dans les années 1970 par son père, qui arrivait d’Iran et qui prit ensuite la nationalité suisse. «Où sont les sommes qui nous reviennent?», demanda-t-elle. Elles étaient bloquées dans une grande banque de la place, partenaire de la société traitant les opérations de cartes bancaires. Pourquoi cela? On va le découvrir.
Désemparée, cette famille de commerçants engage les services d’un avocat. Qui prend les choses en main et obtient en avril le transfert des sommes gelées, «environ 20 000 francs», de la banque qui les retenait vers la BCG.
Entre-temps, la famille et l’avocat ont saisi l’Ombudsman des banques, pour qu’il apporte sa médiation, écrit au Secrétariat à l’économie, en charge du commerce extérieur de la Suisse, et bien sûr exigé des explications à la banque concernée, dont l'attitude paraît incompréhensible. Celle-ci répond dans un courrier du 18 mars.
S’il y avait un doute, il est à présent à demi levé: le nom iranien du magasin de tapis genevois gêne visiblement la banque en question, à tel point qu'elle veut le voir disparaître de ses livres de comptes.
Pour les propriétaires du magasin, c’est la douche froide. Jamais en quarante ans, ils n'avaient été confrontés à une telle situation. Toute la paperasse doit être à présent repensée et, avec elle, les manières de s'y prendre. La famille est contrainte de faire appel à une autre société de traitement de cartes bancaires, non liée à la banque responsable de ses déboires.
Elle change le nom du titulaire de son compte à la BCG, ainsi que celui du magasin, qui devient une société anonyme. Dans la précipitation, on a laissé tel quel l’IBAN. La banque, en mission karcher, s'en aperçoit et bloque à nouveau des transactions. L’IBAN est à son tour modifié.
Le reste y passe dans la foulée: les assurances, les paiements compte à compte, les deuxièmes piliers de certains salariés du magasin, soit tout ce qui, floqué du nom de ce dernier, transite d’une manière ou d’une autre par cet important établissement bancaire. Les clients y possédant un compte sont invités à payer en liquide leurs achats au magasin. «Parmi eux, certains se vexent», confie la femme citée plus haut. Trois ans plus tard, les tracas demeurent. Les commerçants, qui n'entretiennent aucun lien avec le régime islamiste iranien, s'estiment discriminés sur la seule foi de leur nom.
Une tante de la famille, sœur du fondateur du commerce de tapis genevois, portant le même patronyme, a connu de semblables désagréments. Non pas avec la même banque, mais avec l'une de ses concurrentes, également bien présente à l’international.
Certes d'ascendance iranienne, ces personnes ont toutes le passeport à croix blanche. La deuxième génération est née en Suisse. Agit-on de la sorte avec des nationaux? Le commerce de tapis iraniens, l’une des provenances de la marchandise proposée par le magasin genevois, qui possède un important stock d'origines diverses, n'est peut-être même pas en cause ici.
Joint par watson, le Secrétariat d'Etat à l'économie (Seco) précise en effet que le commerce de tapis avec l’Iran ne tombe pas sous le coup des sanctions. Quoi qu'il en soit, de tels achats ne sont en principe pas réglés à l’Iran, mais à des revendeurs domiciliés dans des pays tiers, en Turquie par exemple. C’est par ce biais-là qu’une grande enseigne suisse d’ameublement vend des tapis confectionnés en Iran.
Contacté par watson, un collaborateur de la banque en rupture avec le commerce genevois de tapis confirme cette analyse sans chercher à entrer dans les détails de l'affaire.
Explication possible aux incroyables difficultés bancaires rencontrées par cette famille de commerçants: «Son nom pourrait avoir un homonyme indésirable», glisse un proche du dossier. On se perd en conjectures, il faut bien le dire. «De toute manière, les banques sont des acteurs privés, libres de commercer avec qui elles veulent», rappelle un économiste.
Dans le cas présent, il semble que cela aille au-delà du refus d'ouvrir un compte à un client. En Suisse, combien d'autres noms ayant une consonance iranienne ont-ils été rayés de tabelles bancaires?