«Au deuxième joint, nous avons pris une claque comme quand on avait 16 ans et qu’on fumait pour la première fois». Avec sa copine, John* est un consommateur régulier de cannabis. Ce soir-là, ils ont pris cher: «J’avais l’impression de subir une montée d’acide. J’ai d’abord pensé qu’il y avait eu un problème lors de la culture de la plante. Mais par la suite, j’ai compris que j’avais affaire à du cannabis «boosté» avec un produit de synthèse.»
Ce cannabis modifié, les polices du pays en découvrent les unes après les autres depuis une année environ. Un cannabis à l’origine naturel mais transformé en drogue dure car sprayé, pulvérisé ou enrobé de THC (Tétrahydrocannabinol, une des principales cannabinoïdes du cannabis) fabriqué en laboratoire. Ainsi transformé, le cannabis est considéré comme un stupéfiant si la substance ajoutée est répertoriée dans le tableau des produits interdits en Suisse.
Selon l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, des milliers de cas d’empoisonnement au cannabis de synthèse ont été répertoriés en Europe entre 2010 et 2020. Une centaine ont conduit à des décès. Parmi les effets, on parle d’évanouissement, de tachycardie, d’hallucinations ou encore de crise cardiaque.
Attention, termes barbares: MDMB-4en-PINACA, ADB-BINACA, 5F-MDMB-PICA, ADB-BUTINACA. Ce sont tous des cannabinoïdes, mais synthétiques. Des produits chimiques possédant le même mécanisme d’action dans l’organisme que le THC, bien que leur structure chimique soit différente.
Ces substances sont fabriquées dans des laboratoires hors de tout contrôle, situés à l’étranger, «souvent en Chine ou en Inde», indique Pierre Esseiva, professeur en sciences criminelles à l’Université de Lausanne (UNIL).
Obtenues en combinant différentes molécules, elles prennent la forme de poudre brune envoyée par courrier à travers le monde. La poudre est ensuite diluée dans un liquide comme de l’acétone, puis spayée sur le cannabis. Parfois, une machine type bétonneuse est utilisé comme mélangeur. C’est souvent du cannabis légal (du CBD, pour cannabidiol, un autre cannabinoïde mais non psychotrope comme le THC) qui est utilisé comme «support».
Ce sont des motivations financières qui amènent des individus à «booster» du cannabis avec du THC de synthèse, peu cher à l’achat sur Internet, indique les experts contactés. «Il suffit d’acheter un kilo de CBD à 1000 francs et de lui ajouter du THC de synthèse. On peut ainsi le vendre comme du cannabis «classique» illégal à 5 francs par gramme, soit 5000 francs. La marge est énorme!», explique un entrepreneur actif depuis longtemps dans le commerce du cannabis légal.
Le cannabis est la substance illégale le plus consommée en Suisse, mais le phénomène du THC de synthèse est difficile à mesurer. «Il semble que du CBD enrichi chimiquement fait depuis quelque temps son apparition sur la scène romande, mais il est trop tôt pour dire que l'on assiste à une forte croissance de l'offre et de la demande», selon Alexandre Brahier, porte-parole de la police genevoise.
Reste qu’après le canton de Zurich l’an dernier, des cannabinoïdes de synthèse ont été découverts dans les cantons de Genève et de Vaud, selon la RTS et 24 Heures. Dernier en date, le canton de Lucerne, où un tiers des 24 échantillons analysés contenaient du THC de synthèse, indiquait la semaine passée la Luzerner Zeitung. A Fribourg et en Valais, les polices indiquent que le phénomène reste peu répandu.
Un coup d’oeil au site saferparty.ch, qui répertorie les drogues dangereuses (trop fortes, mal dosée, dangereuses, etc.) qui circulent en Suisse, peut faire croire à une multiplication des cas. Depuis mars, une quinzaine de produits répertoriés comme cannabis de synthèse ont été signalés. On y constate aussi que le haschich ne fait pas exception.
Pierre Esseiva nuance, car seuls les consommateurs ayant connu un problème font tester leur produit. Il préfère attendre la fin d’une deuxième étude qu’il a lancée. La première portait sur quelque 260 échantillons et 5% d’entre eux contenaient un cannabinoïde de synthèse.
Pour les consommateurs de cannabis «standard», la situation est déroutante. «Déjà avec l’arrivée du CBD, il était difficile de savoir à quoi on avait affaire. Si on ajoute en plus du cannabis sprayé…», raconte un fumeur régulier de cannabis depuis une vingtaine d’années.
En termes d’effets, ce dernier relève aussi la similitude entre ceux provoqués par un cannabis fort en THC – ce qui est de plus en plus courant – et ceux du cannabis sprayé.
«C’est ultra dangereux car même le dealer ne sait pas forcément qu’il vend du cannabis sprayé. Je suis persuadé que 90% de la chaîne de distribution ne le sait d’ailleurs pas», s’inquiète John*, qui pense surtout aux jeunes consommateurs.
Les forces de l’ordre sont aussi un peu embêtées, comme elles ont pu l’être au début de l’arrivée massive du CBD en Suisse début 2017. Depuis, des tests rapides ont été mis au point et sont utilisés pour trier le CBD du cannabis illégal.
«Actuellement, seule l’Ecole des sciences criminelles de l’Université de Lausanne est capable d’effectuer des analyses permettant de détecter la présence de cannabinoïdes de synthèse. Nous ne disposons pas de tests rapides pour le cannabis de synthèse», reconnait Florence Maillard, cheffe de la section communication et relations publiques de la police vaudoise.
* Prénom d’emprunt