Qui l’aurait cru? L’école se profile comme l’enjeu majeur du second tour de l’élection au Conseil d’Etat genevois, le 30 avril. La droite veut récupérer le Département de l’instruction publique, de la formation et de la jeunesse (DIP), possession socialiste depuis 20 ans. Comme quoi, il n’y a pas que la finance et l’économie qui comptent pour le camp bourgeois. L’éducation aussi. L’éducation surtout? Céline Amaudruz, conseillère nationale et présidente de l’UDC genevoise, annonce la couleur:
«Longtemps, la droite a considéré que l’école devait être préservée de la politique. La gauche s’est engouffrée dans ce vide et pour le coup a politisé l’école», estime pour sa part Cyril Aellen, l’un des ténors libéraux-radicaux du Grand Conseil, réélu dans le tiercé de tête de son parti le 2 avril.
La droite aurait péché par naïveté ou suffisance en laissant à la gauche un domaine qu’elle pensait mineur, aujourd’hui au cœur de la «bataille culturelle», expression en vogue en France où les débats à ce propos sont souvent houleux.
Le président du PLR genevois, Bertrand Reich, pointe l’idéologie qui lui paraît à présent et à regret dominante dans le milieu éducatif, le «wokisme», un terme synonyme de «cancel culture» ou de «déconstruction». «Il faut faire le ménage, clairement», dit-il. Comment? En procédant à des «choix». C’est-à-dire? «En redonnant toute sa place à l’apprentissage de l’Histoire, à celle de la Suisse en particulier, de manière à savoir d’où l’on vient», préconise-t-il, entre autres. «Il ne faut pas réécrire l’Histoire», poursuit-il.
Bertrand Reich trouve en Jean Romain un allié naturel. Cet ancien professeur de philosophie au Collège (lycée) Rousseau de Genève, jusqu’à peu encore député PLR au Grand Conseil genevois, ne fait pas non plus mystère de ses positions «anti-wokes». Lui aussi accorde une place prépondérante à l’enseignement de l’Histoire. «Il faut remettre au centre la chronologie. Il est important de montrer aux élèves qu’il y a un avant et un après, afin qu’ils puissent se situer dans le monde», affirme-t-il.
«Ce qui manque dans l’école genevoise, comme dans d’autres sans doute, ce n’est pas de la pédagogie, c’est une ligne, autrement dit, une mission adossée à une définition de l’humain», ajoute Jean Romain.
A entendre nos interlocuteurs de droite, la gauche aurait failli avec l’école. Sa vision égalitaire ne serait qu’«égalitariste». La réforme du cycle d’orientation (collège), portée par la socialiste Anne Emery-Torracinta à la tête du DIP, mais rejetée de justesse en 2022 lors d’un référendum lancé par le PLR, l’UDC et les Verts libéraux, témoignerait des «erreurs» de la gauche. «Le DIP pensait pouvoir améliorer les choses en changeant les structures, mais ce n’est pas en modifiant les structures qu’on les améliore, c’est en donnant un sens à l’école», insiste Jean Romain.
Tout devrait être repris de zéro, n’est pas loin de penser Bertrand Reich. «Apprendre à lire, à écrire et à compter est la base de tout», dit-il. La situation genevoise est-elle si préoccupante sur ces plans-là? «Je pars du constat qu’il y a trop d’illettrisme et qu’il faut remédier à cela», plaide le président du PLR cantonal.
Pour le député libéral-radical Cyril Aellen, la prise de conscience par la droite des manquements supposés de l’école genevoise ne date toutefois pas d’aujourd’hui.
Se décrivant comme «un grand défenseur de l’école publique et laïque», Cyril Aellen estime qu’«il faut accorder plus de moyens à l’école, en les ciblant mieux». «La fonction d’enseignant doit être privilégiée, reprend-il. On a trop dépensé ces dernières années pour des postes annexes d’assistants sociaux, d’infirmiers ou d’agents administratifs.»
La gauche s’étrangle en entendant ce discours. «La droite majoritaire au Grand Conseil n’a pas cessé de rogner dans les budgets alloués au DIP. Partout, il a fallu couper dans les postes. Mme Emery-Torracinta a fait au mieux avec ce qu’elle avait», rétorque l’ancienne présidente du Parti socialiste genevois, Lydia Schneider Hausser.
Cette dernière craint que la potion ne soit amère si la droite, en plus d'être majoritaire au Grand Conseil, devait conquérir le siège actuellement occupé par une socialiste à la tête du DIP.
Candidat UDC en lice pour le second tour au Conseil d’Etat, Lionel Dugerdil, à la tête d’une exploitation vitivinicole et d’élevage de bœufs Angus, balaie d’un revers de main les procès en inégalités. «Si je devais reprendre le DIP, j’offrirais aux jeunes un choix clair entre deux filières: la filière académique et la filière technique, dit-il. On n’a pas su valoriser les métiers issus de l’apprentissage. C’est un grand tort. L’apprentissage garantit un débouché professionnel à 100% et comprend des passerelles vers la maturité professionnelle ou les hautes écoles spécialisées.»
Selon Lionel Dugerdil, le système actuel, en accordant la priorité au cursus académique, fait qu’«on se retrouve avec des jeunes en échec scolaire, démotivés et démoralisés, dans les filières techniques, ce qui ne contribue pas à donner une bonne image de l’apprentissage ».
Son nom est cité pour reprendre le poste d’Anne Emery-Torracinta. Elle-même a fait part de son intérêt pour le DIP. Anne Hiltpold, deuxième PLR candidate au Conseil d’Etat, se veut à l’écoute des professeurs. Qui souffriraient de l’esprit par trop «dirigeant», «autoritaire», même, de leur ministre actuelle. «Les enseignants se sentent bridés, contrôlés, ils n’osent plus prendre d’initiatives», affirme Anne Hiltpold, qui leur rendrait plus de marge de manœuvre si elle héritait du DIP. Que permettrait-elle qui n’est apparemment pas possible aujourd’hui? «Il faudrait pouvoir réunir deux cours, mettre des classes ensemble, apprendre par le biais de projets», énumère-t-elle.
Tout cela semble bien peu idéologique. La suite l’est davantage:
Comme son parti l’a dévoilé fin 2022 dans un projet de réforme du cycle d’orientation, Anne Hiltpold plaide pour un regroupement des élèves en fonction de leurs aptitudes, dans une logique de filières également promue par l’UDC Lionel Dugerdil. La candidate PLR ne prône pas l’«inclusion à tout prix des cas les plus difficiles, dont la charge est trop lourde pour les professeurs».
On le voit, un détricotage en règle de l’œuvre socialiste au DIP se prépare à droite. La tentation est grande de renverser la table, de prendre sa revanche sur cette gauche gouvernementale, accusée d’avoir «laissé prospérer l’extrême gauche intolérante» à l’Université. Les interruptions de conférences, l’an dernier, par des activistes, la tentative d’entartage de Céline Amaudruz, en décembre, ont laissé des traces et comme l’envie de laver l’affront.
«Si la droite récupère le DIP, elle devra y aller doucement au début, sans brusquer les personnels, préconise Jean Romain. Il faut éviter l’esprit de revanche, cela ne donnerait rien de bon. Cela dit, il importe que la droite mette en œuvre les changements nécessaires, mais progressivement.» Des syndicats pourraient ne pas apprécier la nouvelle mixture. Bertrand Reich met en garde:
Et puis, il y a toujours l'arme du référendum. Chacun son tour.