Dans la zone industrielle de Volketswil (ZH), on peut tomber soit sur une station de lavage de voitures, une carrosserie ou soit deux établissements érotiques. Entre les deux se trouve un bâtiment commercial gris. Il s'agit en vérité du siège d'une entreprise de sous-traitance de l'industrie de l'armement russe: Galika AG.
L'entrée principale est ouverte. A l'intérieur, devant l'étage de Galika, il y a une porte vitrée et une sonnette. En appuyant sur un bouton, une femme et un homme apparaissent sur la moquette. Ils sont les seuls collaborateurs restants en Suisse et ne sont pas autorisés à parler. Le patron? Il est à Moscou.
Galika AG est le plus grand exportateur suisse de machines-outils vers la Russie. L'industrie de ce pays dépend de l'étranger, car ses propres machines-outils sont considérées comme imprécises, même en Russie. Or, les usine d'armement ont besoin de fournitures high-tech et de précision, comme celles produites en Suisse et en Allemagne. Ce commerce est le modèle d'affaires de Galika.
En Suisse, l'entreprise ne veut pas se faire remarquer. Pendant des décennies, elle a réussi à passer sous le radar des autorités.
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Les exportations de ce type sont sensibles. En effet, ce sont des biens à double usage, car ils peuvent être utilisés aussi bien à des fins militaires que civiles. Les exportations vers la Russie à des fins militaires sont interdites en Suisse depuis l'annexion de la Crimée, en 2014. Afin de jouer la sécurité, le Secrétariat d'État à l'économie (SECO) ne voulait donc plus autoriser les exportations de biens à double usage.
Mais le PLR a critiqué cette pratique hostile à l'économie et a obtenu que les exportations à des fins civiles restent possibles. Les contrôleurs du Seco ont donc continué à approuver les demandes d'exportation de Galika. Les documents indiquaient toujours des utilisations inoffensives, comme la fabrication d'appareils médicaux pour le traitement du cancer de la prostate.
En 2020, le Service de renseignement de la Confédération a tiré la sonnette d'alarme. Il a découvert l'utilisation réelle des machines exportées par Galika: la production de capteurs pour le projet d'avion de combat le plus important de la Russie, le bombardier furtif Su-57. L'entreprise russe qui a passé la commande appartient à un conglomérat civilo-militaire. La partie civile sert de camouflage pour les activités d'armement.
Le Seco a pris l'avertissement des services de renseignement au sérieux et a refusé à Galika d'exporter. Cependant, l'autorité a commis des erreurs de procédure. Elle n'a pas soumis les rapports du SRC à l'entreprise pour qu'elle prenne position et ne s'est pas suffisamment penchée sur ses arguments. En 2021, Galika a donc remporté une victoire intermédiaire devant le Tribunal administratif fédéral, arguant que son droit d'être entendu n'avait pas été respecté. Cependant, même lors de la deuxième tentative, le Seco a refusé les autorisations.
Entre-temps, le Ministère public de la Confédération (MPC) est entré en action. Il dit enquêter sur des soupçons de violations multiples de la loi sur le contrôle des biens.
La procédure pénale contre Galika a une importance politique pour la Suisse. En raison des accords avec Galika, elle a fait l'objet de critiques internationales après l'invasion russe. En collaboration avec une plateforme d'investigation, le Conseil économique ukrainien, qui enquête sur les contournements des sanctions contre la Russie, a fustigé la Confédération.
Un dossier d'enquête énumère les entreprises suisses qui ont soutenu Poutine. La longue liste donne l'impression d'un réseau économique complexe et a mis la Suisse sous pression. Cependant, les activistes ukrainiens ont négligé un point important: il ne s'agissait pas de nombreux cas, mais d'un seul. Comme le montre le registre du commerce, les entreprises citées sont liées à Galika.
En été 2023, la Commission Helsinki du Congrès américain a accentué la pression sur la Suisse, faisant de notre pays une potentielle plaque tournante secrète pour les affaires illégales avec la Russie. Une activiste anti-corruption a cité la société Galika comme preuve de l'aide suisse à la Russie.
En Russie, l'entreprise suisse montre un autre visage qu'à Volketswil. La filiale réside dans un bâtiment à proximité du parc Gorki. Pas besoin de chercher l'entrée bien longtemps. Devant le bâtiment, trois drapeaux sont accrochés: le drapeau suisse, le drapeau russe et le drapeau allemand.
Lino Derungs est la figure centrale de l'entreprise: il est à la fois fondateur et CEO. Il a 78 ans, est ingénieur en mécanique et a commencé à faire des affaires en Russie à l'époque de l'Union soviétique. Il est l'un des rares hommes d'affaires suisses à avoir survécu à la perestroïka, la restructuration du socialisme vers le capitalisme. En 1998, lors d'un atelier rassemblant des industriels suisses de la machine à Moscou, Derungs aurait déclaré:
Un quart de siècle plus tard, cette citation est plus actuelle que jamais. Car son affaire pénale avec la justice suisse n'est pas son souci principal...
Le 3 mars 2022, des agents du service de renseignement intérieur (FSB) l'ont arrêté. Depuis, il est assigné à résidence à Moscou. La justice russe l'accuse de délits fiscaux et de corruption. La procédure est également en cours contre deux collaborateurs de Galika. Les documents judiciaires disponibles à Moscou ne permettent pas de savoir ce qui a été retenu contre ces cadres.
Un jugement en appel du tribunal régional de Moscou révèle l'étendue de l'assignation: Lino Derungs ne peut pas quitter sa maison sans l'autorisation des enquêteurs et ne peut communiquer avec personne, sauf avec des parents proches, les avocats de la défense et le parquet russe. Les tribunaux ont prolongé l'assignation à résidence à plusieurs reprises au cours des deux dernières années, la dernière fois jusqu'en mars 2024. Une audience sur la «poursuite du délai d'assignation à résidence» était à l'ordre du jour.
L'affaire a une certaine importance à Moscou. Le procureur en charge de l'enquête est responsable des investigations dans les affaires particulièrement importantes. Il justifie la demande d'assignation à résidence par le fait qu'il accuse le Suisse d'un «crime grave» et que ce dernier pourrait autrement menacer d'autres accusés et poursuivre ses activités criminelles.
L'homme d'affaires suisse s'est opposé sans succès à l'assignation à résidence. Le tribunal ne lui permet même pas de se promener avec ses enfants, de téléphoner ou encore d'utiliser Internet.
En effet, les documents présentés par le parquet confirment les soupçons pesant sur Derungs. Il est actuellement impossible de déterminer si la procédure est politiquement motivée. Le fait que la Russie trouve justement un intérêt dans les activités de Galika plaide plutôt contre cette hypothèse. Cependant, il est possible que Derungs soit tombé en disgrâce auprès de l'élite moscovite.
Le patron de Galika est impliqué depuis des années dans des litiges juridiques. En 1990, Galika a signé un contrat de location pour un pavillon dans le parc Gorki, l'a ensuite démoli et a construit l'immeuble de bureaux. En 2011, le service des biens immobiliers de Moscou a affirmé que le bâtiment appartenait à l'Etat.
Du point de vue suisse, le litige est incompréhensible, car les droits de propriété sont clairement définis chez nous. En Russie, c'est plus compliqué. Dans cette affaire, le bureau des biens immobiliers a accusé d'autres fonctionnaires de corruption et de favoritisme envers Galika.
Le conflit avec l'Etat a dégénéré après que Lino Derungs suite à la séparation du chef d'entreprise avec sa femme russe. Ils ont vécu ensemble pendant dix ans et ont un fils. Après leur séparation, ils se sont affrontés en justice, notamment sur des questions de propriété.
Derungs a porté plainte contre son ex-femme, l'accusant de l'avoir escroqué de sa maison. Il a affirmé qu'il lui avait demandé de rédiger un contrat de location pour régulariser leur situation de vie commune, mais qu'elle avait plutôt établi un contrat de vente à un prix dérisoire qu'il avait signé en toute confiance. Ne comprenant pas le russe, il a déclaré devant le tribunal ne pas savoir ce qu'il signait. Cependant, son ex-femme a pu prouver qu'il comprenait parfaitement la langue. Il a perdu le procès.
De son côté, son ex-femme a intenté une action en justice pour obtenir la moitié des parts de Derungs dans Galika, mais elle a été déboutée.
Ces procédures ont paralysé Galika. Des créanciers exigent le remboursement de 15 millions de francs. En Suisse, le tribunal d'Uster a donc désigné un cabinet d'avocats comme administrateur judiciaire, qui est en train de liquider l'entreprise. Depuis début mars, elle est en liquidation judiciaire.
L'ironie de l'histoire est que la justice russe a précipité la chute de l'entreprise, retirant une grosse épine du pied de la Confédération. Dans la zone industrielle de Volketswil, disparaît une entreprise dont personne ne savait vraiment qu'elle existait depuis des décennies.