9h40. Un morceau de ciel bleu et un rayon de soleil qui tente une timide percée sous la grisaille. A travers les vitrines du magasin Bächli, Avenue d'Ouchy 6, un homme de ménage passe l'aspirateur. Il fait la conversation à sa collègue, une toute petite femme emballée dans un tablier bleu identique. Serpillère dans une main, torchon dans l'autre, elle scrute. Le moindre grain de poussière est traqué, débusqué, éliminé. Au comptoir, une vendeuse en blouse noire peaufine les détails, s'assure que tout est bien à sa place. Tout doit être impeccable.
Car ce 17 février 2022 n'est pas un jour comme les autres.
Pour la première fois depuis 23 mois, les 20 collaborateurs de ce magasin de sport lausannois vont redécouvrir le visage de leur clientèle.
9h55. Un premier client se présente. Il est stoppé net devant les portes coulissantes. Ah ben mince, il aurait quand même pu vérifier les horaires d'ouvertures. Réunion de personnel oblige, le shop ouvre à 10h. L'homme prend alors son mal en patience en déshabillant une mandarine.
9h58. Un second client, sac à dos de sport sur le dos et chaussures de trail aux pieds, arrive en avance. Ils trépignent ensemble, en se jetant des coups d'œil polis. L'un pose soudain un regard plus appuyé sur son compagnon d'attente. Il note un détail.
L'homme au sac à dos libère son visage et aspire une grande bouffée d'air. Sourire béat aux lèvres.
10h00. Les portes se déverrouillent, enfin. Les deux inconnus se souhaitent une bonne journée et passent le seuil en stéréo. Peut-être, avec un petit sentiment d'interdit. C'est la première fois depuis presque deux ans qu'ils peuvent se promener dans un commerce le visage dénudé. L'euphorie se mêle au malaise.
Un troisième client franchit l'entrée. Masqué, lui. Il erre un moment, slalome sans but entre les portiques et les enfilades de combinaisons de ski. Il hésite, triture son masque de haut en bas. Pour finalement le reposer correctement sur le nez. Il préfère «se donner encore un peu de temps».
De leur côté, les vendeurs sont tout aussi désarçonnés par cette abrupte liberté.
A l'étage inférieur, au secteur «escalade», deux collègues procèdent à la réorganisation des rayons, entamée quelques jours plus tôt.
Entre un débat sur l'emplacement des mousquetons et un conseil à une jeune femme pour des baskets de trail, Nuno revient sur cette libération.
Jérôme aide sa cliente à enfiler son soulier. Penchée sur lui, la cinquantenaire tient immédiatement à le rassurer:
Mais quel plaisir de pouvoir enlever ce masque! se réjouit cette enseignante. Elle reconnaît avoir hésité à le porter encore un jour ou deux – surtout à l'école, avec ses élèves.
En bouclant la fixation, le vendeur partage ce soulagement:
Ce masque, il le porte en continu depuis mai 2020. Mais, rien à faire: ça complique les choses pour discuter avec la clientèle. Et on ne parle même pas du moment où il faut noter les noms de famille! Sa cliente opine du chef: «Ah, ça oui, la prononciation a constitué un vrai défi». Il faut dire qu'elle enseigne l'allemand.
Le long de l'allée qui traverse les 2300 mètres carrés de matériel sportif, Jérôme adresse un sourire lumineux à chaque client placé sur sa trajectoire.
Peu importe si ce dernier s'avère trop absorbé par des chaussures de rando ou un obscure accessoire d'escalade.
Ce qui lui a vraiment manqué, c'est les expressions des gens. Indispensables dans la vente. Ne serait-ce que pour éviter les malentendus ou comprendre les accents. Difficile de décrypter les émotions sur un visage coupé en deux.
Et, cerise sur le gâteau: «On sera ravis, cet été, quand il fera 35 degrés».
Derrière le comptoir, Yael, 21 ans, échange avec sa collègue Melissa. Même si cet étudiant de l'EPFL, fraîchement arrivé dans l'équipe, n'a pas dû subir le masque aussi longtemps que d'autres.
Toutefois, il se réjouit de ne plus avoir à rappeler à l'ordre les récalcitrants et leur masque sous les narines.
Entre deux conversations sur des crampons, il s'extasie:
Le visage de Yael est rayonnant. Son ton extatique.
Au même moment, deux clientes passent devant lui. Masques noirs fermement collés contre la bouche. Il n'en prend pas ombrage.
Lorenzo Gottardi, gérant de la filiale lausannoise depuis quatre ans, se sert un expresso dans la cuisine située au fond de l'entrepôt. Fin de réunion avec la direction du groupe, qui compte douze succursales dans toute la Suisse.
Pour lui aussi, la décision du Conseil fédéral est une bouffée d'oxygène, au terme de ces vingt-trois mois de marathon.
Mais voilà. Leur abnégation n'a pas empêché les débordements. Le 14 janvier dernier, un client réfractaire au port du masque s’en est pris physiquement à des vendeurs. «Déplorable», soupire Lorenzo. Sans compter les agressions verbales dont ils ont régulièrement fait les frais.
Le gérant espère que l’allègement des mesures sanitaires apaisera les esprits. Il veut éviter à tout prix que:
Il a parfois senti la force de ses troupes flancher, au cours des 23 derniers mois. Mais personne n'a quitté l'équipe. C'est une petite victoire.
Le patron n'a pas envie de se plaindre. Ces deux ans de pandémie ont été intenses, tant sur le plan humain qu'économique. Son magasin a enregistré plus de 50 000 nouveaux clients depuis le début de la crise. Car crise, il y a eu. Les deux fermetures forcées, quatre mois en tout, ont laissé des traces.
Lorenzo Gottardi préfère penser que cette épreuve est derrière. A l'instar du Conseil fédéral qui l'a répété hier, il en appelle au respect. Si des employés ou des clients préfèrent garder le masque? Pas de problème. «Cela relève de leur vie privée et intime. Dans une société de service comme la nôtre, il est fondamental de comprendre ça». Et les habitudes ont la vie dure.
L'avenir dira si l'épreuve traversée par l'équipe s'est véritablement achevée aujourd'hui – ou s'il ne s'agit d'une pause bienvenue, dans cet iron man pandémique de longue haleine.