Les pénuries de personnels se multiplient. Au printemps, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) tirait la sonnette d'alarme: il pourrait manquer 13 millions d'infirmiers et infirmières dans le monde dans les années à venir. Le secteur de la construction est, lui aussi, touché, la Suisse cherche ses maçons de demain. Le constat est le même chez les chauffeurs poids-lourds européens ou encore dans le monde de la restauration:
«Il n’est pas surprenant qu'il y ait une pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs. Les conditions de travail dans la restauration ou dans la construction, par exemple, ne sont pas faciles», observe Mathias Steger de JobCloud, leader sur le marché de l’emploi en Suisse, avec des plateformes comme jobup.ch ou jobscout24.ch.
Sociologue du travail à l'Université de Lausanne, Nicky Le Feuvre n'est pas étonné par ses pénuries, d'autant que certaines professions pénibles sont délaissées par les Suisses depuis longtemps et dépendent désormais largement de la main d'œuvre étrangère ou frontalière, dont les déplacements ont été freinés par le Covid. «Ce qui est plus surprenant, c'est que ce phénomène se manifeste encore actuellement, alors que le marché de l'emploi est difficile. Cela veut dire que même en ce moment, certains réfléchissent à deux fois avant de s'engager dans des métiers difficiles.»
A ses yeux, le phénomène n'a rien d'anodin et nous concerne tous. «Nous avons un intérêt collectif à ce qu'un certain nombre de métiers délaissés ne le soient pas, tout simplement parce que ces postes remplissent des fonctions essentielles pour notre société.»
Car le problème, s'il a été exacerbé par la pandémie, paraît bien plus profond. «L'enjeu majeur, c'est le vieillissement de la population. Il y a davantage de personnes qui quittent le marché de l'emploi que de jeunes qui y entrent», détaille Marco Taddei, responsable romand de l'Union patronale suisse. Et ce n'est pas près de s'améliorer:
Au-delà de l'aspect démographique, Anny Wahlen, psychologue du travail et fondatrice de Salutis-Network, pointe également un changement de priorité dans la société. «Des jeunes ou moins jeunes ont vu leurs parents évoluer dans un monde du travail qui se tendait et ne sont plus prêts à ça. Pour eux, le travail est un moyen et pas une fin en soi.»
Nicky Le Feuvre précise toutefois que les générations précédentes avaient les mêmes aspirations que les jeunes d'aujourd'hui. «On a beaucoup décrit les supposées différences entre la fameuse génération X, Y ou Z et ses prédécesseurs, mais les études ne confirment pas du tout cette idée. On confond souvent effet d'âge et effet de génération», nuance la sociologue.
D'après elle, les divergences sont davantage à chercher du côté du cursus scolaire. «Les jeunes d'aujourd'hui sont globalement mieux formés, ils échappent donc plus facilement aux métiers pénibles.»
Mais alors comment rendre à nouveau attractifs ces emplois souvent mal-considérés et mal rémunérés? «Cela commence par l'école, il faut arrêter de donner l'impression que les métiers manuels sont pour les cancres. Ces emplois sont aussi jolis que les autres», affirme Valentin Aymon, membre de l'Union syndicale valaisanne.
Si le député socialiste suppléant au grand conseil valaisan prône également une amélioration des conditions de travail, il souligne la nécessité d'une revalorisation des rémunérations. «Elles stagnent depuis des années. Le salaire, c'est une marque de reconnaissance.»
«Le salaire est un facteur de motivation externe à l'individu, donc l'effet positif sera limité dans le temps», pondère toutefois Anny Wahlen. Aux yeux de la psychologue, la revalorisation des métiers pénibles passe aussi par une série de micro-ajustements permettant la mise en place d'un climat de travail agréable et compatible avec l'équilibre entre vie privée et vie professionnelle.
«On fait tous des compromis sur certains facteurs. Il y a donc plein d'éléments positifs qui peuvent faire passer les contraintes au second plan.» Pour la spécialiste, la perte de motivation des travailleurs, notamment dans le domaine de la santé, n'est pas à chercher du côté du métier - qu'ils apprécient -, mais bien du contexte dans lequel ils doivent l'exercer.
«Il n'est pas si facile d'augmenter les salaires, surtout dans le contexte actuel», rappelle Marco Taddei, de l'Union patronale Suisse. Le responsable assure pourtant que la pénurie de personnel préoccupe l'organisation qui tente d'y répondre «lentement, mais sûrement». D'autant plus que la problématique concerne toutes les professions.
«Hors Covid, ce ne sont pas les emplois avec les plus bas salaires qui sont les plus touchés par la pénurie. Dans les classements Manpower, on retrouve en tête des métiers qualifiés comme informaticien ou ingénieur», analyse-t-il. Selon lui, la solution passe notamment par une meilleure intégration des femmes au marché du travail, mais aussi par des avantages annexes, non liés au salaire. Par exemple: la formation continue, le télétravail ou des horaires flexibles.
Du côté de JobCloud, Mathias Steger complète la liste des meilleures techniques pour convaincre les travailleurs de s'engager durablement dans des métiers moins valorisés:
Mais des démarches très simples et très concrètes peuvent aussi faire la différence, selon Nicky Le Feuvre. «Le secteur du bâtiment a déjà fait des efforts, par exemple en divisant par deux le poids des sacs de ciment à porter. En tant que société, on a tout intérêt à rendre moins difficiles les métiers dits pénibles.»
Une série d'ajustements qui favorisent les employés, mais pas seulement. Selon tous nos experts, les employeurs gagneraient aussi à conserver leurs meilleurs éléments sur le long-terme.