Avez-vous suivi les événements en lien avec l’évacuation de la ZAD de Mormont, fin mars, dans le canton de Vaud?
Philippe Rahm: Oui, je les ai suivis dans la presse et sur Twitter.
Que pensez-vous de cette occupation, aujourd’hui terminée, d’une carrière exploitée par le cimentier Holcim afin d’en extraire le matériau nécessaire à la fabrication du béton?
Les zadistes mélangent plusieurs causes ou registres: le climat, la biodiversité, le capitalisme, la préservation de la nature au sens large. Ils font se rencontrer le combat écologique des années 70, lorsque la grande crainte était l’épuisement des ressources, et le combat écologique des années 2000, centré sur la lutte contre le réchauffement climatique. Il faut toutefois bien comprendre que le problème posé par le béton aujourd'hui a trait d’abord et surtout au réchauffement climatique, pas ou peu à l’épuisement des ressources.
Dans quelle mesure?
39% des émissions de CO2 émises dans le monde ont pour origine le secteur du bâtiment. Sur ces 39%, 28% sont émis par le chauffage et l’air conditionné. Le reste, 11%, est lié à la fabrication et au transport des matériaux. Cela veut dire que 11% du réchauffement climatique est imputable aux matériaux. Dans ces 11%, la part du béton est élevée, car sa fabrication demande énormément d’énergie. Il faut chauffer la pierre à 1600 degrés Celsius environ pour former le ciment. Or dans son écrasante majorité, l’énergie employée pour ce faire est carbonée (pétrole, gaz naturel, charbon), émettrice de CO2, l’un des agents du réchauffement climatique.
Contrairement à l’énergie nucléaire…
Certes, question climat, le nucléaire ne provoque pas les effets des énergies carbonées, mais il pose d'autres problèmes: celui de l’enfouissement des déchets et le risque de l'accident catastrophique.
De quelle façon le milieu des architectes se mobilise-t-il pour le climat? Agit-il pour réduire la part du béton dans la construction? A voir les chantiers, ce n’est pas l’impression qui se dégage…
Ce qui s’est passé en architecture, c’est qu’on s’est d’abord attaqué aux 28% d’émissions dues au chauffage et à l’air conditionné, puisque c’était le gros problème. La certification Minergie, dans le secteur de la construction, en Suisse, a contribué à la diminution de ces 28%. Et comme, aujourd’hui, ce programme de réduction marche plutôt bien, on peut s’attaquer au deuxième problème, les matériaux eux-mêmes, le béton, ou l’aluminium, également grand consommateur d’énergie.
Pourquoi le béton s’est-il à ce point imposé? Quelles sont ses qualités?
Le béton, en réalité le béton armé, avec du fer à l’intérieur, un matériau apparu au milieu du XIXe siècle, résiste à la pression (force verticale) et à la traction (force latérale). Le béton armé crée un ensemble monolithique, solidaire. Ce n’est pas le cas de la pierre, par exemple. Elle résiste à la pression, pas à la traction. Avec le béton, on peut construire de grandes structures très facilement. De plus, le béton résiste au feu, bien plus que le bois, qu’il faut épaissir ou entourer de plâtre pour le rendre résistant aux flammes. Enfin, le béton encaisse mieux que la pierre les ondes sismiques.
Pourtant, vous prônez le remplacement du béton par d’autres matériaux, le bois et la pierre, justement. N'est-ce pas contradictoire?
Le milieu des architectes est mobilisé contre le réchauffement climatique. Il y a eu énormément de progrès dans l’utilisation du bois et de la pierre. Il y a tout un mouvement esthétique réunissant ingénieurs et architectes en vue de réemployer ces matériaux. Auxquels on peut ajouter la terre crue, qu’on redécouvre, la paille ou le chanvre qu'on utilise comme isolant thermique.
Renoncer au béton, cela veut dire qu’on ne pourrait plus construire de tours gigantesques, comme on en trouve dans la péninsule arabique ou en Extrême-Orient.
C’est un constat qu’on fait dans l’histoire de l’architecture : la grandeur des bâtiments est liée à la quantité d’énergie disponible. Au Moyen Age, entre l’an 400 et l’an 1000, les maisons étaient toutes petites, car les gens n’avaient que leurs muscles, et leur nourriture était pauvre en protéines. Cela change avec la révolution agricole de l’an 1000. Les protéines entrent en jeu, les animaux deviennent plus forts. C’est le temps des cathédrales. Plus tard, le charbon et le pétrole ont donné une énergie gigantesque à l’humanité. C’est grâce à cette énergie que nous construisons des gratte-ciels.
Mais il faut réduire la « voilure » énergétique et par conséquent l’usage du béton, préconisez-vous…
Tant que nous n’aurons pas fait la transition énergétique, à savoir n’utiliser plus que des énergies renouvelables, nous devrons en effet baisser la quantité d’énergie consommée et repenser la taille des bâtiments.
Vous voulez dire que, cette transition accomplie, nous pourrions recommencer pour ainsi dire comme avant? A nouveau fabriquer du béton sans compter?
Oui, nous pourrions concevoir cela. Mais d’autres problèmes pourront surgir, comme la question de l’épuisement des ressources. Creuser les collines en Suisse, ce n’est peut-être pas une bonne idée, comme le pensent les zadistes.
Sans vouloir creuser toutes les collines du pays, n’y a-t-il pas, dans ce retour à des modes de production ancestraux, le danger d’une régression de notre système démocratique?
Karl Marx le disait déjà, puis des historiens de l’environnement comme Ian Morris aux USA ou Pierre Charbonnier en France aujourd’hui: les sociétés de chasseurs-cueilleurs sont anarchistes, les sociétés paysannes sont celles de l’esclavagisme, les sociétés du pétrole, celles de la démocratie. Plutôt que de revenir en arrière, il faut inventer maintenant le système politique de l'après-carbone. On attend encore des idées de la part des sciences politiques à ce propos…
Le zadisme se rattacherait davantage à la société des chasseurs-cueilleurs…
Oui, on pourrait dire cela. Dans ce sens, les zadistes devraient s’attaquer aux mines de charbon plutôt qu’aux carrières. La pierre ne dégage du CO2 que lors de son transport, et pour la taille, pas grand-chose.
Pourrait-on sérieusement se passer du béton?
Dans le bâtiment, sans doute. Et l’on voit bien qu’on commence aujourd’hui à renoncer à construire des caves et des parkings souterrains. Mais il serait difficile de se passer du béton pour des ouvrages d’art comme les ponts, les tunnels et les routes. Beaucoup de choses ont été faites avec ce matériau au XXe siècle, et certainement en a-t-on abusé car il est bon marché. Aujourd’hui, l’enjeu climatique révolutionne l’architecture, ses formes, ses matériaux. C’est passionnant d’aller vers ces nouveaux défis plutôt que de se battre en arrière-garde, et de perdre du temps à défendre le béton.