Qu’est-ce qu’il y a de nouveau dans ce Plan de lutte contre la radicalisation et l’extrémisme violent?
Martin von Muralt: C’est le deuxième plan de ce nom. Le premier, d’une durée de cinq ans, a été pensé et rédigé à la suite des attentats djihadistes de Paris de 2015. De fait, il portait essentiellement sur la radicalisation islamiste et le risque de bascule dans la violence djihadiste. Le présent plan, valant pour 2023-2027, soit cinq nouvelles années, réintroduit les radicalités d’extrême droite et d’extrême gauche. Elles n'avaient pas disparu, mais le danger djihadiste a eu tendance à les occulter ces dernières années.
D’autres radicalités ou extrémismes figurent-ils dans ce nouveau plan?
Oui, il y a ce que nous appelons les extrémismes monothématiques, qui n’apparaissaient pas auparavant et qui sont relativement nouveaux. J’en cite quelques-uns: le conspirationnisme lié aux mesures de lutte anti-Covid, de même que des extrémismes en rapport avec la cause animaliste ou la cause climatique. On peut aussi mentionner les extrémismes de genre, comme les Incels, cette communauté de «célibataires involontaires», qui se caractérise par une forte misogynie. Je dirais que par rapport au premier plan, ce deuxième plan procède à un rééquilibrage, en mettant les différentes radicalisations et les différents extrémismes sur un pied d’égalité.
Dans le cas de la cause climatique, par exemple, s'agit-il, au nom de la lutte contre l’extrémisme, de remettre en cause le droit à la contestation?
Non, pas du tout. Non seulement on a le droit à la liberté d’expression, mais on a aussi le droit d’avoir des pensées radicales, et cela ne vaut pas uniquement pour le climat.
Dès lors, où se situe le point critique?
La situation devient critique lorsque les pensées radicales incitent ou sont enclines à faire usage de la violence. A partir de quoi on parle d’extrémisme violent. Nous estimons que la démocratie suisse, notre démocratie, est suffisamment solide pour résister et amortir des discours radicaux. Ce qui nous inquiète le plus, c’est le passage à l’acte violent. C’est pourquoi nous nous proposons d’intervenir préventivement, en amont, pour faire en sorte que des individus ne passent pas à l’acte.
La situation actuelle n’est-elle pas plus compliquée qu’auparavant pour un organe tel que le vôtre? On a l’impression que de nombreux thèmes sont aujourd’hui motifs à radicalisation, que la radicalité est en quelque sorte tous azimuts, non?
Je tiens à préciser ici que le Plan de lutte contre la radicalisation et l’extrémisme violent n’est pas un rapport sur l’état de la menace en Suisse. Cela, c’est l’affaire du Service de renseignement de la Confédération. Notre rôle, à nous, est de décliner des mesures préventives. Ceci étant dit, les radicalités et extrémismes violents potentiels sont aujourd’hui assez hétéroclites. Pour autant, nous constatons que les leviers de radicalisation, qu’elle soit d’extrême gauche, d’extrême droite, monothématique ou islamiste, sont assez semblables. Il y a les facteurs de radicalisation extérieurs, présents dans la société, pensons aux idéologies. Et puis, il y a les facteurs de radicalisation endogènes, liés aux individus, à leur histoire, à leur psychologie.
Quel est le rôle ici de la prévention?
Il est d’identifier et de réduire l’impact de ces différents facteurs. Cette prévention, cette sensibilisation, nous la faisons aussi auprès de personnes qui sont en contact avec des jeunes, que ce soit dans le milieu scolaire ou parascolaire, les clubs sportifs par exemple, pour faire de la détection précoce de narratifs, de comportements ou d’attitudes susceptibles de révéler un processus de radicalisation. Notre plan conçoit la prévention sur un mode interdisciplinaire, avec participation des encadrements de jeunesse.
Par rapport au passé, n’avez-vous pas le sentiment que les situations de conflictualité s’accumulent, se multiplient, prenant des formes de «tout ou rien»?
Je ne sais pas si l’on peut parler d’accumulation. Car les personnes qui se radicalisent le font généralement dans un domaine et non dans plusieurs. Il peut y avoir enchevêtrement de causes, mais ce n’est pas la règle. Votre question m’amène à distinguer le terrorisme de l’extrémisme violent. Nous avons, je crois, davantage affaire à des personnes engagées dans un extrémisme violent, sans que cela s’accompagne de la commission ou de la volonté de commettre des attentats.
Quels sont les axes majeurs de votre plan pour endiguer ces radicalisations?
Notre plan contient onze mesures. Je vais tenter de les ramasser en deux points principaux. Le premier point, l’une des principales mesures, consiste à éduquer les jeunes à la compréhension des médias au sens large du terme, à les former à la pensée critique.
Ces discours polarisants valent finalement pour tous les extrémismes. Ce sont généralement des messages très courts, d’une durée de 20 à 25 secondes, diffusés sur les réseaux sociaux et potentiellement accompagnés de deepfakes, autrement dit, des contenus faux rendus crédibles par des procédés issus de l'intelligence artificielle.
Quel est le deuxième point?
Le deuxième point a plus à voir avec la particularité de la Suisse. C’est l’approche pluridisciplinaire évoquée plus haut pour contrer la radicalisation et l’extrémisme violent. Nous faisons appel aux éducateurs sociaux, à la police, à la justice, également à l’environnement socio-médical, avec toutes les strates de gouvernance propre à notre système fédéral. Dans notre plan, on trouve les acteurs communaux, cantonaux, fédéraux et ceux de la société civile. C’est, au final, un maillage assez serré.
On observe des intransigeances dans la société, qui prennent des formes d’exclusion, pouvant nourrir en retour des radicalités. On a eu l’exemple de ce café alternatif bernois qui n’a pas voulu que des rastas blancs se produisent en concert chez lui. A Genève, des activistes se revendiquant de la cause transgenre ont empêché que des conférences se tiennent à l’université. On ne transige pas, on ne dialogue pas, on estime qu’on n’a pas à faire preuve de tolérance.
On se situe plus ici sur le plan de la liberté d’expression, mais il est vrai aussi qu’un fait d’exclusion peut être à l’origine d’un développement d’une posture radicale. Cela étant dit, prenons toujours bien garde à faire la différence entre une pensée radicale et l’expression violente d’une pensée.
De quelle autorité fédérale dépend votre action?
Je suis délégué de la Confédération et des cantons, financé pour moitié par la Confédération, pour une autre par les cantons. Je suis le rouage qui doit veiller à la collaboration entre les instances fédérales, cantonales et communales. Je suis donc rattaché à une plateforme politique, celle du Réseau national de sécurité, constituée de deux cheffes de départements fédéraux, Justice et Police, d’une part, Défense, protection de la population et sport, de l’autre, et de deux présidences de conférences cantonales, leur pendant à l'échelon qui est le leur. A cela s’ajoute un organe opérationnel et stratégique, que je coordonne, constitué de chefs de services, six fédéraux, six cantonaux. (Réd: Martin von Muralt ne souhaite pas communiquer les fonctions de ces chefs de service.)
De quel budget disposez-vous?
Le budget de fonctionnement du bureau du Réseau national de sécurité est de 1,1 million de francs par année. Il sert à payer les collaborateurs du bureau, six personnes avec moi, et ses frais de fonctionnement. A cela s’ajoutera un budget dédié à un plan d’action décliné sur cinq ans, qui nous permettra de mettre œuvre la lutte proprement dite contre la radicalisation et l’extrémisme violent. Le précédent budget alloué au plan d’action était de 5 millions de francs, payé par la Confédération et qui finance des projets jusqu’à hauteur de 50%. Le budget pour les cinq prochaines années sera décidé l’année prochaine.