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«60% des détenues sont mères»: une directrice de prison raconte

Annette Keller, directrice de la prison pour femmes Hindelbank dans le canton de Berne.
Annette Keller, directrice de la prison pour femmes d'Hindelbank dans le canton de Berne prend sa retraiteImage: KEYSTONE

Elle dirige la plus grande prison pour femmes de Suisse et se confie

Annette Keller dirige le plus grand établissement pénitentiaire pour femmes de Suisse. Juste avant de prendre sa retraite, elle raconte ses expériences dans un monde que l'on ne connaît souvent qu'à travers des préjugés.
31.03.2024, 07:00
Andreas Maurer / ch media
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L'établissement pénitentiaire de Hindelbank dans le canton de Berne trône sur une colline au-dessus du village. L'enceinte est protégée par des barbelés et des caméras, mais il s'en dégage aussi une impression d'ouverture sur l'extérieur. Des femmes en vêtements de travail bruns jardinent. En relevant la tête, elles peuvent voir l'étendue du paysage de l'Emmental derrière la clôture. La liberté semble à portée de main.

Avec 107 places, Hindelbank est le plus grand établissement pénitentiaire pour femmes de Suisse. Ici, une femme sur trois a commis un homicide.

Annette Keller a rejoint l'établissement en 1999 en tant que surveillante. Elle en est la directrice depuis maintenant treize ans. Son départ à la retraite est imminent, mais avant de tourner la page, elle a accepté de revenir sur son expérience.

Vous connaissez l'établissement pénitentiaire de Hindelbank depuis 25 ans. Qu'y avez-vous appris sur les femmes criminelles?
Annette Keller: la plupart des détenues ont un parcours de vie semé d'embûches. Ces antécédents problématiques me font souvent penser:

«Est-ce que j'en serais là aussi si j'avais vécu la même chose?»

Ce n'est qu'en faisant preuve de compassion que nous pouvons aborder l'étape suivante: permettre à ces femmes d'assumer la responsabilité de leur acte et de leur vie future.

Vous considérez les criminelles comme des victimes?
De nombreuses femmes ici ont effectivement été des victimes durant leur vie. En même temps, je ne veux réduire personne à un rôle d'auteur ou de victime.

«Chaque personne est toujours bien plus qu'un acte ou un événement particulier»

En quoi les trajectoires biographiques des femmes et des hommes criminels diffèrent-elles?
Des études ont prouvé que les hommes ont généralement des antécédents criminels plus longs.

«Les actes des femmes sont moins souvent liés à des questions de statut, d'exercice du pouvoir ou de contrôle»

Elles agissent plus rarement avec une énergie criminelle. Les femmes commettent surtout des homicides en étant dans une situation de surmenage total. Et il y a aussi souvent une question de dépendance.

Au niveau des délits, y a-t-il là aussi des différences?
Plus un délit est violent, plus il est rare qu'il soit commis par des femmes. Les femmes ne commettent presque jamais de délits sexuels – et le cas échéant, c'est généralement en compagnie d'un auteur. Elles commettent le plus souvent des délits comme le vol, la diffamation ou les faux témoignages, mais là aussi, les hommes restent nettement plus nombreux.

Comment expliquez-vous ces spécificités?
Il n'y a pas d'explication unique, mais plusieurs approches. La force physique et les hormones semblent jouer un rôle. A cela s'ajoute une socialisation féminine différente en ce qui concerne la gestion de l'agressivité. Aujourd'hui encore, quand il y a conflit, on dit beaucoup moins à une fille qu'à un garçon: «Tu n'as qu'à te défendre».​

Les rôles des sexes dans la société tendent à s'harmoniser. Mais pour ce qui est de l'exécution des peines, tout reste à faire: seuls 6% des personnes incarcérées sont des femmes. 94% sont des hommes.
Je trouve intéressant que ce taux n'ait pas beaucoup évolué au cours des dernières décennies.

«On pensait qu'avec la progression de l'égalité, la criminalité féminine augmenterait également. Mais ce n'est pas le cas»

Il est possible que les différences entre les sexes soient plus importantes qu'on ne le croit.
C'est possible. Mais je reste prudente quant aux grandes conclusions suite à des expériences menées avec les femmes dans les prisons.​

Pourquoi des établissements séparés sont nécessaires?
Les femmes sont minoritaires dans l'exécution des peines, mais elles ont néanmoins des besoins spécifiques. Notre service de santé collabore par exemple avec une gynécologue et une sage-femme pour accompagner les grossesses, les accouchements et les périodes postnatales.

«60% des détenues sont mères. Pour beaucoup d'entre elles, le contact avec leurs enfants est leur préoccupation principale»

Nous veillons à ce qu'elles puissent le maintenir autant que possible. En outre, il y a des femmes vulnérables qui ont subi des abus sexuels. Elles ont le droit d'être dans un endroit protégé. Il faut du personnel féminin pour effectuer les contrôles. Nous avons des agentes de sécurité spécialisées pour cela.

Vous gérez une section mère-enfant dans laquelle les délinquantes peuvent vivre avec leurs bébés et leurs enfants en bas âge. Une possibilité que n'ont pas les pères en détention. Pourquoi n'existe-t-il pas de sections père-enfant?
D'une part, la garde des enfants en bas âge incombe encore souvent principalement à la maman. D'autre part, une partie des prisonnières de notre section étaient enceintes au moment de leur arrestation. Elles ont accouché en établissement pénitentiaire. L'enfant peut alors rester avec sa mère jusqu'à ces trois ans.​

Comment ces bébés se développent derrière les barreaux?
Bien. Parfois même mieux qu'avec une mère qui est livrée à elle-même et instable.

«Ici, les bébés sont en sécurité et encadrés»

À partir de quatre mois, ils vont à la crèche. Ils peuvent ainsi avoir un quotidien normal, en côtoyant d'autres enfants.

Les femmes se comportent-elles différemment des hommes lorsqu'elles sont privées de liberté?
Elles règlent les conflits d'une autre façon. On peut penser que c'est un cliché, mais les chiffres le prouvent. Dans les établissements pénitentiaires pour femmes, il y a moins d'altercations physiques, mais aussi d'agressions.

«Les femmes règlent les conflits de manière plus subtile, avec des mots et sur le plan relationnel»

Elles se critiquent les unes les autres et coupent les ponts entre elles. Cela peut faire tout aussi mal.

Les dispositifs de sécurité à l'intérieur de la prison sont-ils par conséquent moins lourds?
Oui, tout à fait. Lorsqu'une bagarre éclate entre deux hommes, il faut les séparer au sens physique du mot. Pour cela, il faut des installations de sécurité. Comme cela se produit moins souvent chez les femmes, nous avons besoin de moins d'infrastructures. Hommes ou femmes, la meilleure solution pour garantir la sécurité reste de toute façon une relation respectueuse entre les collaborateurs et les détenus.

Est-ce qu'un homme aurait pu diriger l'établissement à votre place?
Le milieu carcéral est centré sur les hommes parce qu'ils y sont majoritaires.

«Je pense donc qu'il est bon que la représentante de l'exécution des peines pour femmes soit une femme»

Mais un homme pourrait aussi assurer cette fonction, tant qu'il est bien à l'écoute des préoccupations spécifiques. D'ailleurs, mon suppléant est un homme.

Est-ce qu'on se fait une fausse idée de la vie quotidienne dans un établissement comme le vôtre?
Sans aucun doute. Cela m'étonne toujours. Tout le monde a une idée de ce qu'est une prison, comme tout le monde a une idée de ce qu'est une école. La différence, c'est que tout le monde a été à l'école, à l'inverse de la prison. Beaucoup pensent qu'on reste 23 heures par jour dans sa cellule. Or, un établissement pénitentiaire a une mission très différente de celle d'une prison préventive, qui doit par exemple empêcher les discussions entre les complices.

«Dans un établissement pénitentiaire, les personnes détenues doivent pouvoir vivre pendant des années sans perdre leurs capacités»

Au contraire: elles doivent se préparer à réintégrer la société de manière autonome et sans commettre de délit. Il faut donc organiser le quotidien comme à l'extérieur.

En évitant de tomber dans une routine déprimante et à l'étroit?
Oui, pour que les femmes puissent développer leurs compétences, nous devons les traiter avec respect et leur faire confiance. C'est pourquoi l'endroit ressemble plutôt à un grand foyer sécurisé, où il faut travailler.​

Annette Keller, la directrice de la prison pour femmes de Hindelbank dans le réfectoire

N'est-ce pas là une justice trop tendre?
Que voulez-vous dire par là?​

Qu'il manque une dimension punitive.
La seule sanction acceptable, c'est la privation de liberté. C'est à cela, et uniquement à cela que doit servir l'exécution des peines prononcée par la justice. Celle-ci ne peut en aucun cas punir au-delà de ce cadre, par exemple en servant de la mauvaise nourriture ou en enfermant les gens dans l'obscurité.

«D'ailleurs, vivre uniquement avec du pain et de l'eau ne rend pas les gens meilleurs»

Malgré tout, les cellules de Hindelbank ne font «que» huit mètres carrés, avec des toilettes sans porte. Ce ne doit pas être très agréable.
Huit mètres carrés, ce n'est effectivement pas assez. Selon les directives européennes sur les droits humains, il devrait y avoir douze mètres carrés. Un projet de rénovation totale de l'établissement avec des chambres plus grandes est donc en préparation.

Une femme sur cinq récidive et retourne en prison. Ce n'est pas un peu trop?
C'est un chiffre satisfaisant, car il signifie aussi que quatre sur cinq ne reviennent pas.

«Ce sont surtout les femmes souffrant d'addictions qui récidivent»

Un séjour forcé dans un établissement fermé ne leur permet pas de guérir. De plus, celles qui récidivent sont souvent prises dans des structures où la criminalité fait partie intégrante de la vie.

N'est-ce pas frustrant?
Bien sûr que si. Mais nous prenons aussi en considération la grande majorité de celles qui ne recommencent pas. Récemment, j'ai rencontré une ancienne détenue dans un magasin. Elle y travaillait à la caisse et m'a dit:

«Sans les deux années passées à Hindelbank, je ne m'en serais jamais aussi bien tirée»

Est-ce que cet épisode fait partie des petits bonheurs de votre vie professionnelle?
Sans aucun doute.

Et les plus difficiles?
Quand, par exemple, comme ce matin, le système de gestion des données ne fonctionne pas correctement.

L'université de Berne vous a nommée docteur honoris causa pour vos efforts en faveur d'une exécution de la justice plus humaine. Qu'avez-vous concrètement mis en œuvre?
Je pense que j'ai également été distinguée, car j'incarne le système pénitentiaire suisse. Ce système s'est beaucoup professionnalisé au cours des dernières décennies et a mis davantage l'accent sur des sanctions ciblées. A Hindelbank, nous avons pris l'initiative de créer un groupe de vie extérieur. Les femmes peuvent y apprendre à vivre de manière plus autonome et à travailler avant leur libération complète. Ce modèle est désormais devenu un projet pilote de notre concordat sur l'exécution des peines.

Comment l'exécution des peines a-t-elle évolué durant votre carrière?
Aujourd'hui, nous établissons un processus propre à chaque femme après son admission. En nous basant sur le délit et ses antécédents, nous élaborons un plan d'exécution avec différents objectifs.

«Pour de nombreuses détenues, il s'agit de réguler leurs émotions»

Elles apprennent à gérer les conflits de manière constructive. Avant, tout cela n'était pas fait systématiquement.

Quel est l'intérêt de cette démarche?
Les détenues peuvent prendre du temps pour travailler sur elles-mêmes. La probabilité de commettre un nouveau délit diminue. Pour celles qui veulent simplement purger leur peine, l'exécution de la peine est devenue plus désagréable. En revanche, si vous voulez apprendre quelque chose durant la détention, le nouveau régime présente des avantages.

Combien de détenues souhaitent véritablement travailler sur elles-mêmes?
Lorsqu'elles arrivent ici, beaucoup ont d'abord besoin d'un peu de temps. Mais la plupart remarquent rapidement que cela vaut la peine pour elles-mêmes de suivre une formation élémentaire ou d'apprendre à travailler avec les autres, dans le respect mutuel.

Et qu'avez-vous appris au cours de ces 25 ans?
A travailler de manière pragmatique et à trouver des solutions. Le milieu carcéral est petit, mais extrêmement varié. Nous devons gérer beaucoup de choses pour que le quotidien des femmes soit aussi normal que possible.

«On se pose beaucoup de questions, auxquelles on ne peut généralement répondre qu'en équipe – et en faisant des compromis»

Par exemple?
Quand une détenue doit passer en régime ouvert par exemple. Pour cela, elle doit d'abord pouvoir faire ses preuves lors des sorties. Mais si nous ne l'en croyons pas encore capable, un compromis peut être mis en place comme l'accompagner par une assistante sociale. Ainsi, la femme peut quand même s'habituer à retrouver ses repères à l'extérieur.

Vous prenez une retraite anticipée à 63 ans. A quoi voulez-vous consacrer plus de temps?
Je suis mandatée depuis trente ans par le Département fédéral des affaires étrangères en tant qu'observatrice internationale d'élections. Ma première mission remonte à 1994, lors des premières élections libres en Afrique du Sud. Quand on a un travail à plein temps, on ne peut accomplir que des missions courtes. Maintenant, j'aimerais avoir le temps pour des missions plus longues, de cinq ou six semaines. Je me réjouis.

Votre propre retour à la liberté?
Personne ne m'a enfermée. Ici, ça vit tout autant qu'à l'extérieur. Donc la différence ne sera peut-être pas si grande. J'aurai simplement moins de responsabilités.​

(Traduit de l'allemand par Valentine Zenker)

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