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«Moutier ville morte»? On est allé vérifier

De g. à d.: Steve Léchot (entrepreneur), Patrick Röthlisberger (entrepreneur) et Valentin Zuber (conseiller communal). Deux probernois et un séparatiste.
De g. à d.: Steve Léchot (entrepreneur), Patrick Röthlisberger (entrepreneur) et Valentin Zuber (conseiller communal). Deux probernois et un séparatiste. images: watson

«Moutier ville morte»? On est allé vérifier

Moutier a décidé en 2021 de rejoindre le canton du Jura, mais elle perd des habitants et passe pour une «ville morte». Et voilà qu'un vote rouvre la Question jurassienne soi-disant terminée. Rencontres avec les deux bords, séparatiste et probernois.
02.03.2023, 18:5505.03.2023, 11:53
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Il l’avait dit, il l’avait annoncé. «Je m’en vais si Moutier part. Je n’ai qu’une parole.» Fidèle à son serment, Patrick Röthlisberger a quitté Moutier. Approchant de l’âge de la retraite, cet industriel probernois ne liera pas le reste de sa vie au destin du canton du Jura. Le 28 mars 2021, les habitants de la cité prévôtoise décidaient de rejoindre le voisin jurassien. Ce sera donc sans lui. Après 31 ans de vie dans ce chef-lieu de district, un livre se referme. Patrick Röthlisberger en a ouvert un autre tout à côté, à Eschert, un village resté bernois. Pour Moutier, un habitant en moins et tout un récit de ville maudite qui prend forme comme une sombre rumeur après la nuit de noces. On y reviendra.

Moutier et Eschert.
Image: watson

«On avait interdiction de fréquenter les séparatistes»

A quatorze ans, lors du plébiscite d’autodétermination de 1974 qui allait donner naissance au canton du Jura, Patrick Röthlisberger habitait Bévilard, une de ces localités bernoises de la vallée de Tavannes où coulaient deux rivières, la Birse et l’huile des machines. «On avait interdiction de fréquenter les séparatistes», rappelle celui qui a grandi et vieilli dans un environnement miné par les appartenances identitaires. L’industriel Charpilloz, dont l’activité à Bévilard a été rachetée par le groupe Helios, était l’un de ces infréquentables. «Il avait annoncé son intention de déménager l'entreprise à Moutier si la ville disait "oui" au canton du Jura, mais pas sûr que le nouveau propriétaire soit d’accord», glisse notre antiséparatiste. Ne jamais s’avouer vaincu.

Patrick Röthlisberger a siégé comme élu PLR au conseil de ville prévôtois. «On n'était pas dans un rapport gauche-droite, mais Nord-Sud», le Nord séparatiste, le Sud probernois, se souvient-il, amer. L'homme est parti de Moutier, mais l'atelier de mécanique de précision à son nom s’y trouve encore, comme en sursis. Ils sont deux à y travailler, lui et son fils. Cheveux coiffés en arrière, moustache de bal du samedi soir, montre Peltier au poignet – une marque française ordinaire changée pour une Tissot quand il n’est pas au contact des machines –, Patrick Röthlisberger renvoie une image vintage de mâle viril, comme on dirait aujourd’hui. Le côté vintage lui convient. Avec ses deux fils, il participe à des compétitions de rallyes. Ces jours-ci, il retape le moteur d’une Fiat 131 Racing Groupe 2, modèle 1978.

Patrick Röthlisberger réparant le moteur de sa Fiat 131 Racing Groupe 2.
Patrick Röthlisberger réparant le moteur de sa Fiat 131 Racing Groupe 2.image: watson

La grosse gaffe

Encastrée dans ses montagnes, Moutier a gardé un petit air seventies. Ça surchauffait alors dans les usines et ça chauffait dans les rues, champ de bataille entre séparatistes et grenadiers bernois. Un brin figée dans cette nostalgie, Moutier présente parfois, par temps gris surtout, un visage d’Allemagne de l’Est, propre à d’autres localités de ce Jura bernois, innovant par vocation, modeste par condition.

Une Moutier un peu tristounette.
Une Moutier un peu tristounette.image: watson

Le délégué à la promotion économique de la ville a dernièrement eu un mot malheureux, vite qualifié d’autogoal:

«Qu’on dise Moutier ville morte ça m’énerve, mais c’est vrai»
Le délégué à la promotion économique de Moutier, dans Le quotidien jurassien

A quoi s’est ajoutée, tel un biais de confirmation, une polémique sur la diminution du nombre des habitants du chef-lieu prévôtois. Moutier, désormais 7272 âmes, a perdu 41 habitants en 2022, quand on aurait pu attendre une poussée inverse du vote de rattachement au canton du Jura.

Et encore, on n'a pas déduit les réfugiés ukrainiens...

Les antiséparatistes n’allaient pas manquer de souligner cette contradiction apparente. D’autant que ce ne sont pas 41 habitants dont la municipalité séparatiste déplore la perte, mais 75. En effet, alors que Moutier comptait 3 ressortissants ukrainiens en 2021, leur part s’élève aujourd’hui à 37, essentiellement des femmes, probablement des réfugiés de guerre qui n'ont pas vocation à rester en Suisse. Un lent recul démographique saigne la ville depuis plusieurs années: plus de 400 habitants de perdus depuis 2015.

Membre du Parti socialiste autonome, le conseiller municipal séparatiste Valentin Zuber, chargé de l’économie, de l’informatique et des affaires jurassiennes à la Ville de Moutier, n’en disconvient pas. La cité prévôtoise pâtit d’une forme d'exode. L'élu ne s’attarde pas sur l’arrivée de réfugiés ukrainiens, dont la prise en compte dans la statistique limite de moitié la casse démographique. Il pointe plutôt le retour au pays de Portugais, «la plus grosse communauté étrangère à Moutier», 36 départs en trois ans.

Valentin Zuber, conseiller municipal.
Valentin Zuber, conseiller municipal.image: dr

Une grande perte

Mais cela n’explique pas tout aux yeux de Valentin Zuber, domicilié à Moutier, travaillant à Delémont au poste de codirecteur de l'Office de la culture du canton du Jura:

«Le phénomène qui m’inquiète le plus, c’est celui de l’attractivité exercée par ces pôles que sont Bienne, Delémont, Bâle ou encore Neuchâtel»
Valentin Zuber, conseiller municipal

Le déménagement pour Bienne du CEFF Artisanat (Centre de formation professionnelle Berne francophone), conséquence du «oui» au Jura, est un coup dur pour la ville, qui fait de la jeunesse un axe central de sa communication.

Peu de zones à bâtir dans cette géographie encaissée, des immeubles vieillissants, une offre de bas loyers: il importe de modifier cette réalité pour espérer pouvoir changer l'image de la ville. L’élu municipal attend avec impatience la réalisation d’un gros complexe immobilier au centre de Moutier sous la houlette du géant Coop. «Des centaines d’appartements nouveaux à la clé, de toutes catégories. Les gabarits sont posés, il ne reste plus qu’à commencer les travaux», dit-il, croisant les doigts.

«No man’s land»

«On se trouve dans un no man’s land institutionnel, plus vraiment dans le canton de Berne, pas encore dans le canton du Jura», estime pour sa part Steve Léchot, l’ex-porte-parole de Moutier plus, le groupe d’habitants qui militait pour le maintien de la commune dans le canton de Berne. Face à l'érosion démographique, il ironise:

« Aujourd’hui, c’est plutôt Moutier moins»
Steve Léchot
Steve Léchot dans son atelier tenant une brochure éditée par le canton du Jura à l'adresse des Prévôtois.
Steve Léchot dans son atelier tenant une brochure éditée par le canton du Jura à l'adresse des Prévôtois. image. watson

Steve Léchot fait partie de ceux qui ont tenté un dernier coup de poker en déposant l’an dernier un recours contre le vote du 28 mars 2021, arguant de promesses non tenues, en l’occurrence par le canton du Jura, sur l’avenir de l’hôpital de Moutier. Le recours a été rejeté. Ce fabricant de luminaires est convaincu que les autorités prévôtoises attendent du rattachement au canton du Jura des «miracles qui pour l’heure ne se produisent pas». Bref, Moutier l’«est-allemande» miserait tout son avenir sur la réunification avec Delémont l’«ouest-allemande».

«Je regrette ces discours alarmistes et défaitistes»

Cette Schadenfreude, cette joie mauvaise dans le camp séparatiste déplaît fortement à Valentin Zuber.

«Je regrette ces discours alarmistes et défaitistes. Oui, Moutier perd des habitants, mais Saint-Imier, dans le Jura bernois, aussi, et le phénomène vaut pour d'autres régions périphériques. Oui, des antiséparatistes partent de Moutier et parmi eux des entrepreneurs, qui ne sont d’ailleurs pas les plus hauts revenus fiscaux, qu’on trouve davantage chez les cadres de l’hôpital. Mais d’autres chefs d’entreprises antiséparatistes ont tourné la page. Ils sont attachés à leur ville, ne veulent pas la quitter et sont prêts à s’engager pour la collectivité.»
Valentin Zuber, conseiller municipal

La municipalité est pleine d’idées pour dynamiser Moutier. On parle beaucoup d’un «technopôle», appelé à prendre le relais, en termes d’image en tout cas, de la vénérable mécanique de précision. On imagine un «poumon vert», pour faire de cette zone encaissée un Katmandou jurassien. On réfléchit à la construction d’une passerelle qui enjamberait les gorges de Moutier à leur point le plus haut. Le secteur touristique y gagnerait.

Moutier entourée de montagnes.
Moutier entourée de montagnes.image: watson

La Question jurassienne, «cette gangrène»

Mais avant cela, on vote le 12 mars dans huit villages de la couronne prévôtoise. Huit villages demeurés bernois. Un vote consultatif, au cours duquel les intéressés diront s’ils souhaitent que leurs enfants continuent de se rendre à l’école secondaire de Moutier la bientôt jurassienne ou s’ils préfèrent qu’ils convergent vers une école secondaire à créer, plus petite, dans le village bernois de Grandval.

Au soir du référendum du 28 mars 2021, la cheffe du Département fédéral de justice et police (DFJP), Karin Keller-Suter, avait déclaré close la Question jurassienne. Le gouvernement bernois aussi, on s'en doute bien. Poli, son homologue jurassien n’avait pas voulu démentir. La consultation du 12 mars montre qu’il n’en est rien. Elle a beaucoup de ce qu'on appela dans les années 1970 les «plébiscites en cascade», qui avaient suivi celui de 1974 sur l’autodétermination du Jura.

«Les personnes favorables à la solution de Grandval ont peur que les enfants, en fréquentant l’école secondaire de Moutier, ne restent pas toujours probernois et modifient ainsi le rapport de force dans les communes de la couronne prévôtoise»
Valentin Zuber, conseiller municipal

Dans Le quotidien jurassien du 28 février, Patrick Röthlisberger a écrit une tribune appelant à voter en faveur de l’option «Grandval». Pour lui non plus, la Question jurassienne n’est pas terminée, «c'est une gangrène», dit-il. La nouvelle cheffe de Justice et police, la Jurassienne Elisabeth Baume-Schneider, médiatrice dans le transfert de Moutier au canton du Jura, est selon lui de parti-pris. «Aussitôt après son élection au Conseil fédéral, elle s’en est allée rejoindre ses partisans à l'extérieur du palais pour chanter avec eux l’hymne jurassien, la Rauracienne», lui reproche-t-il. En 2047, la Question jurassienne aura 100 ans. Et peut-être encore tout son mordant.

Léna, 17 ans

Moutier se meurt? Léna a 17 ans, elle fait un apprentissage de préparatrice en pharmacie. Issue d'un milieu séparatiste, elle se sent bien dans sa ville. Elle ne pense pas en partir. Elle pense y rester. Y vivre sa jeunesse, qu'elle a souriante et qui ne connaît qu'une saison, le printemps.

Copin comme cochon: les deux ans de watson
Video: watson
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