«N’écrivez pas que la Tour Eiffel est une œuvre suisse!», supplie Jean-David Koechlin au cours de la conversation. «Il y a des gens qui veulent créer une rivalité entre mon arrière-grand-père et Gustave Eiffel. Les deux ont travaillé en très étroite collaboration. Ils s’entendaient très bien».
Expert financier établi en Savoie, au sud de Genève, Jean-David Koechlin est l'arrière-petit-fils de Maurice Koechlin (1846-1946), qui a participé de manière significative à la construction de la Tour Eiffel. Aspirant ingénieur à l'EPFZ, originaire d'Alsace, Maurice Koechlin a quitté son pays avec deux de ses frères pour la Suisse, lorsque la France perd la guerre contre la Prusse en 1870 - et, avec elle, les régions d'Alsace et de Lorraine.
A Zurich, Maurice obtient rapidement la nationalité suisse, d'où sa famille est originaire. C'est à l'EPFZ qu'il attire l'attention du célèbre professeur de statique, Karl Culmann. «En 1879, Karl Culmann reçoit de Paris une demande de personnel... d'un certain Gustave Eiffel», raconte Jean-David Koechlin. L'ingénieur des ponts et des ferronneries, déjà connu à l'époque, veut savoir s'il connait un bon étudiant en ingénierie. Et Karl Culmann lui recommande Maurice.
Quelques années plus tard, en 1889, le gouvernement français décide d'organiser une exposition universelle pour commémorer le centième anniversaire de la Révolution française, déclenchée en 1789. Il souhaite ériger un bâtiment spectaculaire en guise de symbole. Des architectes venus de toute la planète se surpassent alors avec des propositions allant dans tous les sens, de l'original au fantastique.
Un projet du célèbre architecte Jules Bourdais, la «colonne soleil», est bientôt considéré comme le favori. Cette idée de phare est ainsi nommée parce qu’il était censé éclairer tout Paris de son sommet la nuit, à en croire les promesses du Breton. La colonne, mélange entre un phare et la tour de Pise, répond à l'exigence du gouvernement - à savoir une hauteur de «mille pieds», soit environ 300 mètres.
Quant à Gustave Eiffel, s'il entend bien participer à l'appel d'offres, le fondateur et patron de la société d'ingénierie du même nom n'a pas encore eu «l'idée du siècle». C'est alors que son chef de bureau, Maurice Koechlin, alors âgé de 28 ans, lui soumet un dessin d'une structure en fer reposant sur quatre pylônes convergeant vers le sommet.
Le croquis original, daté du 6 juin 1884, est aujourd'hui conservé dans les archives de l'EPFZ, à Zurich.
Gustive Eiffel n'est d'abord que moyennement impressionné par ce dessin, comme l'explique Jean-David Koechlin. «Maurice et son collègue Emile Nougier ont déterminé que la construction en fer transparent répondrait aux deux critères les plus difficiles: elle n'était pas trop lourde et elle pouvait également résister au vent.»
Afin d'illustrer la hauteur de la tour, l'ingénieur suisse esquisse sur son projet quelques bâtiments parisiens célèbres tels que l'Arc de Triomphe et la Cathédrale Notre-Dame, en plus du croquis de la tour et de son plan au sol, sur la même échelle.
Gustave Eiffel charge son architecte Stephen Sauvestre de réviser le croquis. La tour doit être mieux structurée et dotée d'arcs en plein cintre pour l'embellir. Le résultat achève de le convaincre. Et il ne sera pas le seul: dans une compétition nationale acharnée, il surpasse son concurrent Jules Bourdais en prouvant mathématiquement le poids et la perméabilité au vent d'une armature en fer d'une nouvelle ère.
Toutefois, la bataille est loin d'être gagnée d'avance. Gustave Eiffel doit faire face à une pétition de 47 célébrités parisiennes leagués contre son projet. Des artistes vedettes tels que Charles Gounod, Guy de Maupassant et Alexandre Dumas mènent une campagne acharnée de plusieurs mois contre la «Tour de Babel» d'Eiffel. Ils se moquent d’une «gigantesque cheminée noire» qui dégrade les glorieux monuments de Paris.
Gustave Eiffel est prévenu de la pétition et réplique le jour même dans le journal parisien Le Temps: «Pensez-vous qu'on ne se soucie pas de la beauté d'un bâtiment simplement parce que nous sommes ingénieurs?» s'indigne-t-il.
Gustave Eiffel réussit finalement à achever la structure la plus haute à ce jour en deux ans et deux mois, juste à temps pour l'Exposition universelle. Maurice Koechlin supervise la production de la partie de la tour en fer dans la fonderie de Levallois, près de Paris. Seuls les ascenseurs manquent lors de l'inauguration, obligeant les invités à monter les escaliers pour accéder au premier étage.
L'ingéniosité du projet de tour, depuis l'esquisse de base jusqu'à la construction en fer, deviendra évidente dans les années suivantes, lorsque les constructeurs anglais et américains se mettent en tête de dépasser la tour française en hauteur. A Londres, un bâtiment atteignant 58 mètres finira par être démoli. Même cas à Chicago, où un projet similaire échoue également.
La concession de la tour expire en 1909. Ses opposants en profitent pour lancer une nouvelle campagne pour la démolition du monument parisien de 312 mètres de haut. Parmi eux: l’architecte Jules Bourdais, vaincu vingt ans plus tôt.
Pour sauver son oeuvre, Gustave Eiffel démontre que le sommet de la tour convient comme antenne pour la technologie radio émergente. La commission d'urbanisme compétente votera finalement en faveur du maintien de la tour de fer – à une voix près. C’est ainsi que la «Dame de fer» devint immortelle. Le monument parisien a déjà été repeint 17 fois.
Cependant, l'heure de gloire de Gustav Eiffel a vite été entachée de scandales: il sera notamment impliqué dans l'affaire du canal de Panama - dont il a construit les écluses - et condamné à une lourde amende pour avoir trompé les petits actionnaires. Il meurt le 27 décembre 1923.
Maurice Koechlin est resté fidèle au bureau Eiffel jusqu'à sa retraite. Ce père de six enfants a passé ses dernières années à Veytaux, près de Montreux. Contrairement à Gustave Eiffel, il a vu construire des bâtiments plus hauts à New York, comme le Chrysler Building (319 mètres) et l'Empire State Building (381 mètres).
Et l'ingénieur se doutait probablement que la Tour Eiffel ne dominerait bientôt plus le toit du monde. La voilà dépassée aujourd'hui par 30 bâtiments, dont le Burj Khalifa de Dubaï qui culmine à 828 mètres. Pourtant, Maurice Koechlin demeure l'un des grands pionniers de la construction verticale.
Faut-il parler donc désormais de «Tour Koechlin»? Avec la modestie suisse, l'arrière-petit-fils français Jean-David estime que ce n'est vraiment pas nécessaire.