La prostitution change en Suisse. Début novembre, la presse tessinoise rapportait que de plus en plus de travailleurs et travailleuses du sexe désertaient les salons traditionnels pour exercer dans des appartements privés, loués par l'intermédiaire de plateformes telles qu'Airbnb ou Booking. Cela permet une plus grande discrétion et, surtout, de pouvoir contourner la loi, qui exige une autorisation pour travailler dans ces conditions.
Il ne s'agit pas d'un phénomène isolé. Contactées, plusieurs polices cantonales romandes confirment avoir connaissance de telles pratiques dans cette partie du pays. «Les lieux de prostitution changent», indique par exemple Bertrand Ruffieux, porte-parole de la police fribourgeoise.
«Ce phénomène est connu de la police et nous préoccupe depuis plus de trois ans», lui fait écho Florence Frei, de la police cantonale vaudoise. Son homologue genevois, Henny Martinoni, affirme que les autorités ont également «constaté le déplacement des travailleuses du sexe dans des appartements dits "privés"».
«Il s'agit d'appartements de type Airbnb, mais pas uniquement», explique Sandrine Devillers, directrice adjointe de Fleur de Pavé, association vaudoise active auprès des travailleurs et travailleuses du sexe.
Pour Fleur de Pavé, ce phénomène est devenu plus visible pendant la pandémie, raconte sa directrice adjointe. Depuis 2021, les collaborateurs de l'association se sont rendu compte que certaines travailleuses du sexe exerçaient leur métier «de manière différente, dans des espaces parfois illicites».
Ces pratiques soulèvent en effet plusieurs questions, bien que la législation change en fonction du canton. En terres vaudoises, le travail du sexe n'est autorisé que dans les établissements de prostitution enregistrés comme tels, ou dans l’espace public, sous certaines conditions. «Dans toute autre configuration, le travail est illicite. Ce n'est donc pas possible de travailler dans un appartement privé», rappelle Sandrine Devillers.
La police vaudoise affirme «procéder à des contrôles dans ces salons de massages improvisés». Même situation à Fribourg, où «un certain nombre de travailleuses du sexe en situation illégale sont dénoncées chaque année», note Bertrand Ruffieux.
A Genève, exercer ces activités dans des appartements privés est permis, mais seulement si les travailleuses du sexe y sont domiciliées, y vivent et y travaillent seules sans recourir à des tiers. «La location et la sous-location d'appartements pour de courtes durées à des fins de prostitution ne sont pas légales», rappelle Laurent Paoliello, du Département des institutions et du numérique (DIN).
De plus, cela peut engendrer d'autres problèmes. «Les personnes qui s'y trouvent sont souvent en situation irrégulière en Suisse», renseigne Laurent Paoliello. Il ajoute:
«Ces personnes ne sont que de passage à Genève et s'y rendent spécifiquement pour se prostituer quelques semaines», poursuit-il. La police a recensé «plusieurs centaines» d'appartements locatifs dévolus à l'exercice de la prostitution. Les loyers y sont fortement majorés, ajoute Laurent Paoliello:
«Ces activités, dont l'illicéité est établie, précarisent fortement les travailleuses du sexe venues de l'étranger», insiste-t-il. «Elles exercent également une pression et une concurrence sur celles qui sont établies à Genève.»
«Quand les travailleurs et travailleuses du sexe se soustraient au regard public, ils prennent un risque», confirme Sandrine Devillers: «Exercer dans des appartements isolés et non référencés peut vouloir dire s’exposer davantage à toute forme de violence et à une certaine invisibilisation, qui est également propice à la violence».
Autre inconvénient: la police et les associations ont plus de peine à accéder à ces personnes, notamment quand il s'agit de les aider. «Elles ont de ce fait moins accès aux structures comme la nôtre et à nos services», complète Sandrine Devillers.
«Parfois, certains réseaux organisés utilisent des appartements illicites à des fins de prostitution contrainte dans un contexte de non-contrôle et de violence», ajoute-t-elle.
Malgré ces risques, le phénomène est tout de même révélateur, selon Sandrine Devillers. Elle y voit «un changement de paradigme et de contexte». «Le travail du sexe évolue. Il passe beaucoup par les plateformes et les sites d'annonces érotiques, ainsi que par des prises de contact qui se font directement avec les clients», développe-t-elle.
Et ce, bien que cela ne soit pas encore proposé par la loi, du moins dans le canton de Vaud.
Le contexte joue également un rôle. Sandrine Devillers rappelle que beaucoup de salons vaudois mettent la clé sous la porte. Par conséquent, les structures restantes peinent parfois à proposer suffisamment d'espace ou à garantir des conditions d'accueil satisfaisantes. La situation est similaire à Genève, où les lieux de prostitution ont diminué de moitié en cinq ans, selon la Tribune de Genève.
Ainsi, exercer chez soi comporte certains avantages, avance la directrice adjointe de Fleur de Pavé. «Les personnes qui peuvent travailler dans ces conditions bénéficient de plus d'intimité, d'indépendance, de discrétion et de flexibilité», liste-t-elle.
«Nous parlons ici du travail du sexe consenti et géré de manière satisfaisante par les acteurs et les actrices», souligne la directrice adjointe de Fleur de Pavé.
Difficile de dresser un profil type. «Nous supposons qu'il s'agit de personnes davantage indépendantes et autonomes. C'est du moins ce qu'elles revendiquent», estime Sandrine Devillers. Elles travaillent par petites annonces, ont une clientèle privée et, en général, utilisent et maîtrisent la technologie. «Nous pourrions les apparenter aux escort girls ou escort boys», conclut-elle. Parfois, derrière ces profils, «il peut également y avoir des agences d'escortes».