«On nous fait passer pour des malades mentaux!», «On va en prendre plein la gueule!», «Vous n'avez rien d'autre à faire que de vous moquer?». Contre toute attente, aimer très fort les transports publics est un sport dangereux. On ne parle pas de passer sous des essieux ou de se prendre un rétroviseur dans la tronche. Depuis mardi, une dizaine de vrais passionnés romands expriment leur grogne et s'estiment bafoués.
En quelques heures, une dizaine de personnes se retrouveront sur un octogone imaginaire. Pour en découdre.
Car des «petits malins» s'amuseraient à créer des comptes parodiques sur les réseaux sociaux. Ils sont accusés de vouloir «se payer la tête» des authentiques «bus spotters».
Un «spotter»? C'est un maître de l'observation et du repérage. Un terme qui remonte à la Seconde Guerre mondiale, lorsqu'un réseau anglais fut chargé de surveiller le ciel et de garder un œil sur les bombardiers allemands. Forcément, tout est «spottable», des avions aux trains, en passant par les métros. Le «bus spotter», vous l'aurez compris, est un observateur de bus. Une groupie d’un autre genre. Un paparazzi qui débusque des Trolley Hess LighTram 19DC et laisse Britney Spears tranquille.
Dans la pratique, ça consiste à photographier des véhicules des transports publics, avant de partager ses trouvailles sur les réseaux sociaux. Une passion a priori inoffensive, mais qui a créé une surprenante «guerre des bus» en Suisse romande. Mardi, plusieurs amateurs de la région lausannoise ont remarqué qu'une série de nouveaux joueurs s'étaient incrustés dans la communauté.
Pour en être aussi certain, notre «spotter» nous renvoie au ton employé par ce qu'il appelle «des faux passionnés». L'un des premiers nouveaux arrivants a publié, le 20 avril dernier, une vidéo dans laquelle on découvre une rame du M1 qui déboule «à pleine vitesse à Crochy». Difficile, c'est vrai, de ne pas y voir une bonne charge ironique, tant l'allure de l'engin n'a rien du décollage d'une fusée Space X.
Une fois sur Instagram, nul besoin de dégainer la lampe frontale pour tomber sur quatre comptes créés en avril 2024, tous fondus dans le même moule: @Fan.de.bus_2024, @passion_transports_lausanne, @passion_bus_riviera, @passion_bus_geneve. A chaque fois, des photos et des vidéos qui grossissent le trait et gratifient nos braves bus de pouvoirs qu'ils n’auront jamais.
Une parodie? De l'humour, en tout cas. Dernièrement, un cinquième farceur a fait son apparition. Baptisé passion_spotters, il se contente de mettre en scène de soi-disant fanatiques qu'il aurait pris sur le fait. Cette fois, l’ironie saute aux yeux.
A l'émoji près.
Après plusieurs publications des nouveaux venus, la communauté romande a décidé de réagir. En rythme, plusieurs «bus spotters» ont poussé leur(s) coup(s) de gueule, dans des stories Instagram gorgées de captures d'écran et de griefs.
Pour ne rien arranger, les comptes incriminés ont rapidement pris du poids, dépassant parfois le nombre d'abonnés des «spotters» romands. Y a-t-il un peu de jalousie dans l'air? «Non. On n’est pas là pour suivre une tendance ou viser les likes. On partage simplement nos découvertes avec les gens qui ont la même passion que nous.»
Ce qui froisse notre interlocuteur, c'est la «critique facile», qui plus est dans un domaine parfois considéré comme «ringard» et qui n'use pas des mêmes atours que les influenceurs à la mode.
Au bout du fil, notre jeune passionné nous avoue qu'il n'a pas été le plus énervé de la bande, même s'il n'est pas du genre à se laisser «marcher sur les pieds». Certains amateurs «sont allés s'embrouiller» avec les plaisantins, «en messages privés».
La réplique sera rapide. Mercredi matin, les quatre comptes incriminés compileront les reproches à leur encontre, dans une vidéo où «ils essaient de passer pour des victimes», affirme notre «spotter» romand. Pour en avoir le coeur net, on a contacté la personne qui se cache derrière l'énigmatique @passion_transports_lausanne, en privé, sur Instagram.
Par écrit, il confirme l'accent «humoristique» de ses publications, mais nous jure «qu'il n’y avait aucune mauvaise intention derrière la création du compte» et ne s'attendait pas à pas que le compte «prenne une telle ampleur, aussi rapidement».
Les Transports publics lausannois (TL), dont la page officielle fait partie des abonnés, ont eu vent de cette «guerre». Sont-ils bêtement tombés dans le traquenard? Alexandra Gindroz, du service de presse, nous confirme que ses équipes ont repéré ces nouveaux challengers et surveillent désormais leurs activités: «Parce que nous connaissons bien la communauté des spotters, avec qui on entretient d'ailleurs une excellente relation.»
Les passionnés échangent régulièrement avec les community managers des sociétés de transports romandes: «Ils sont au courant qu'on adore leurs bus et ça se passe plutôt bien. Parfois, les comptes officiels partagent même nos photos sur leur fil, ça leur fait aussi un peu de publicité», nous explique le spotteur de la région lausannoise. En revanche, tous les chauffeurs de bus n'aiment pas forcément se retrouver en photo sur les comptes de spotters, alors on fait gaffe à ce qu'on ne puisse pas les reconnaître».
Ce que nous confirme Alexandra Gindroz, en précisant que les TL sont également attentifs «aux comportements potentiellement dangereux».
Il faut dire que cette communauté a pris du muscle dans notre petit coin de pays: «A Lausanne, Genève ou Neuchâtel, il y a une dizaine de jeunes qui opèrent et ça se passe très bien entre nous, on échange beaucoup.» Surprise, ces passionnés de transports publics ont entre «14 et 21 ans» et certains rêvent d'embrasser la carrière de chauffeur de bus. Est-ce le cas de ce «spotter» de la région lausannoise, âgé de 14 ans? «Oui, peut-être, c'est une option», nous dit celui qui a «déjà eu l'opportunité de visiter les locaux des TL.»
La tendance n'est pas nouvelle et les plaisantins romands n'ont rien inventé. Depuis de longues semaines, les villes françaises sont envahies de nouveaux comptes de «spotters», facilement identifiables sur Instagram. Il suffit de taper «passion_bus» dans la barre de recherche pour comprendre l'ampleur du phénomène. Et, chez nos voisins, certaines initiatives bénéficient d'une audience folle, à l'instar de @passion_bus_paris, qui a cueilli plus de 7000 abonnés en quelques jours.
Comme en Suisse romande, les grognes vont bon train: «Si c'est pour se moquer des vrais passionnés, je ne vois pas cela d'un très bon œil», avouera le «spotter» @TerminatorIDFM à un journaliste de France 3 Paris Île-de-France, le 17 avril dernier. La personne derrière le compte romand @passion_transports_lausanne nous dira elle-même s'être inspirée de la vague hexagonale: «Je trouvais amusant de faire un compte similaire pour Lausanne».
Pour l'anecdote, en France, la blague part déjà en sucette, puisque certains s'amusent à se faire passer pour des fanatiques de bancs, de poteaux ou de ronds-points. Figurez-vous par exemple que les aventures de @passion_banc_poitiers, un compte lui aussi créé en avril 2024, sont suivies par près de 15 000 abonnés: «D'abord les bus, ensuite les bancs, je n'en peux plus», lit-on encore dans l'article de France 3 Paris Île-de-France.
En Suisse, nous n'en sommes pas encore là. Mais ça ne saurait tarder, puisque la Romandie n'est jamais la dernière à prendre le... bus en marche, lorsqu'il s'agit de surfer sur les tendances françaises.
Alors quoi? Avons-nous affaire à des passionnés un poil susceptibles ou des farceurs un poil moqueurs? Sans doute un peu des deux. Qu’on le veuille ou non, Internet reste ce temple de la vanne et de l’humour vache. Et s'afficher en public, même en postant une photo d'un Trolley Hess LighTram 19DC, c'est sortir d'une bulle. D'un autre côté, l'humour est un engin pas toujours évident à manoeuvrer et peut faire des blessés.
Pour sa part, @passion_transports_lausanne juge «regrettable que certains individus ne perçoivent pas le second degré, ce qui malheureusement peut amener à de la haine et du dédain envers la communauté des spotters, ce que je regrette et qui n’était évidemment pas l’objectif».
La maman du jeune spotter, à qui nous avons également lancé un petit coup de fil, l’aura compris à travers cette aventure: «Bah, vous savez! C’est toujours comme ça, avec les réseaux sociaux.»