Après quelques tergiversations, l'Ukraine va recevoir des chars lourds de plusieurs pays occidentaux. Mais le pays agressé attend toujours du matériel venu de la Suisse. Le Danemark, l'Allemagne et l'Espagne voulaient envoyer des armes et des munitions de fabrication suisse, mais la Confédération l'a interdit. Elle invoque toujours les mêmes arguments: la neutralité helvétique et le récent renforcement de la loi sur le matériel de guerre.
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A l'international, l'irritation grandit à ce sujet. L'affirmation du président de la Confédération Alain Berset, au WEF de Davos, selon laquelle la neutralité suisse a été «bien comprise», ne peut s'expliquer que par le fait qu'il est actuellement un peu distrait par ses affaires. En effet, le secrétaire général de l'Otan Jens Stoltenberg ou le vice-chancelier allemand Robert Habeck critiquent très clairement la position de la Suisse.
Au Parlement fédéral, le mécontentement face au refus de fournir une assistance en matière d'armes a été enregistré. En effet, l'été dernier, le président du PLR Thierry Burkart a déposé une motion visant à permettre une transmission sans autorisation à des Etats «attachés à nos valeurs et disposant d'un régime de contrôle des exportations comparables au nôtre».
Le Conseil fédéral peut comprendre l'inquiétude, mais il a néanmoins proposé de rejeter la motion. Plus récemment, deux interventions moins ambitieuses, qui visent également à assouplir la loi sur le matériel de guerre, ont été traitées, mardi par la Commission de la politique de sécurité (CSPS) du Conseil national et adoptées par 14 voix contre 11.
Une motion déposée par les socialistes veut autoriser le transfert d'armes, mais à certaines conditions: si le Conseil de sécurité de l'ONU ou les deux tiers de l'Assemblée générale de l'ONU classent un conflit comme illégal au regard du droit international. Par ailleurs, la commission a adopté une initiative parlementaire qui se réfère directement à la guerre russo-ukrainienne.
Les votes négatifs provenaient des rangs de l'UDC, qui rejette catégoriquement tout affaiblissement de la neutralité, et des Verts. Le Groupe pour une Suisse sans Armée (GSsA) a également rejeté la «menace d'érosion de la loi sur le matériel de guerre». Il demande un renforcement des sanctions, par exemple l'expropriation des oligarques russes.
Néanmoins, les deux propositions de la Commission du Conseil national devraient avoir une bonne chance au Parlement après que le PS aura renoncé à sa résistance. Cependant, il faudrait un certain temps avant que les armes et munitions suisses n'arrivent en Ukraine.
En cas d'acceptation, une révision de la loi devrait être élaborée et adoptée par le Parlement. Un délai référendaire de 100 jours suivrait. Compte tenu de la forte opposition à tout changement, un référendum est très probable, ce qui conduirait à un vote populaire. Les armes suisses pour l'Ukraine ne seraient donc pas disponibles avant l'année prochaine au plus tôt.
L'initiative parlementaire serait plus rapide. Elle permet au Parlement de traiter directement une loi. Dans le cas concret, la modification doit être mise en vigueur de manière urgente et limitée au 31 décembre 2025, sans attendre le délai référendaire. Dans le meilleur des cas, les armes destinées à l'Ukraine pourraient peut-être être livrées dès l'été.
Cette approche rappelle la loi Covid 19, qui a été révisée à plusieurs reprises par le Parlement, déclarée urgente et adoptée pour une durée limitée. Un référendum a été lancé à deux reprises, en 2021, mais les électeurs ont dit oui à la loi. Au début de l'année, une nouvelle révision, limitée à la mi-2024, est entrée en vigueur. Des signatures sont également récoltées contre cette révision.
Les lois urgentes permettent d'agir rapidement, mais elles sont juridiquement délicates. La question de savoir ce qui se passerait en cas de rejet ultérieur en votation populaire n'est pas réglée. Dans le cas de la loi Covid, les mesures seraient sans doute levées, mais dans le cas de la loi sur le matériel de guerre, les armes auraient été livrées depuis longtemps si la votation avait lieu. Il ne serait alors guère possible de les récupérer.
Le droit de la neutralité est une autre pierre d'achoppement. Il exige des Etats neutres qu'ils traitent tous les belligérants de la même manière, c'est-à-dire qu'ils ne livrent rien. Les experts juridiques ne voient donc aucune marge de manœuvre pour la Suisse, indépendamment de la loi sur le matériel de guerre.
C'est «politiquement insatisfaisant», a concédé Oliver Diggelmann, professeur de droit international public à l'université de Zurich, à la NZZ. Selon lui, la Suisse doit trouver d'autres moyens de montrer qu'elle n'est pas du côté de l'agresseur dans ce conflit – par exemple, en compensant de manière crédible, en matière d'aide civile. On peut interpréter cela avec cynisme: si la Suisse ne peut pas faciliter la livraison d'armes, elle devrait au moins envoyer suffisamment de pansements à l'Ukraine.
Et la pression de l'étranger ne va pas diminuer. Les interventions à Davos montrent que l'on n'a guère de patience pour les subtilités du droit de la neutralité.
Le Conseil fédéral pourrait bien sûr autoriser l'envoi d'armes et de munitions par le biais du droit d'urgence. Le président du Centre, Gerhard Pfister, a émis des demandes en ce sens. Mais il existe des réserves compréhensibles à ce sujet, car le Conseil fédéral a dû recourir à ce moyen controversé à plusieurs reprises ces derniers temps, par exemple au début de la pandémie de coronavirus.
BR hat meines Erachtens Kompetenz, 🇩🇪 Lieferung in 🇺🇦 zu erlauben, wenn im Landesinteresse. (Art1 Abs2 Embargo Gesetz). Letzteres scheint mir hier gegeben, wenn🇨🇭einer europäischen Demokratie hilft sich zu verteidigen. BR ist verantwortlich für diese unterlassene Hilfe an 🇺🇦. https://t.co/DXkwTVeexA
— Gerhard Pfister 💙💛 (@gerhardpfister) April 24, 2022
Une solution possible est de «jouer au plus malin». Le Conseil fédéral signale de manière officieusement aux pays concernés qu'ils devraient simplement livrer les armes. Il pourrait dans ce cas déposer une protestation pro forma et laisser ensuite l'affaire s'enliser. Ce serait une solution peu élégante, mais praticable pour sortir du dilemme.
Le problème du droit de la neutralité reste donc entier, raison pour laquelle le conseiller aux Etats zurichois Daniel Jositsch (PS) postule dans la NZZ un débat de fond:
On ne peut pas être neutre dans un conflit comme la guerre en Ukraine. Mais la politique suisse n'a pas le courage de briser ce tabou.