L’offensive contre l’Ukraine menée par Vladimir Poutine a entraîné un exode au sein de l’Europe, sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. Une vaste majorité des personnes fuyant la guerre a trouvé refuge en Pologne et compte, si possible, y demeurer, dans l’espoir d’un rapatriement prochain. Une petite partie de celles et ceux qui ont dû tout abandonner viendra trouver refuge en Suisse.
L’accueil de personnes réfugiées et exilées provenant d’Europe de l’Est s’inscrit dans une longue tradition helvétique. Au 19e siècle, ce sont les émigrés politiques de l’empire des tsars qui y trouvent un asile et y poursuivent généralement leur combat révolutionnaire en faisant résonner les mots, plus rarement en ayant recours aux bombes. Lénine et l’anarchiste Mikhaïl Bakounine ne sont que les plus célèbres d’une longue série.
Après la révolution d’Octobre en 1917, entre 5000 et 6000 Suisses de Russie quittent l’empire des tsars vaincu. Leurs bagages sont tout ce qu’il leur reste, leur retour en Suisse s’effectue au prix d’immenses difficultés pour nombre d’entre eux, certains devant même faire appel à des aides. Leur destin nourrit un ressentiment durable au sein de la société helvétique à l’encontre de la Russie et du communisme. Beaucoup regrettent la belle époque de l’empire des tsars, qui leur a souvent permis de mener une existence prospère en tant que fromagers, pâtissiers, vignerons, gouvernantes ou encore entrepreneurs.
Avec l’extension de l’hégémonie soviétique après la Seconde Guerre mondiale, l’anticommunisme et l’hostilité envers la Russie s’accroissent en Suisse, à tel point que l’ambassadeur suisse à Washington s’inquiète, en 1962, pour la neutralité du pays:
Ce positionnement fort est sans doute en partie alimenté par la répression de l’insurrection hongroise par l’Armée rouge à l’automne 1956. A l’époque, plus de 200 000 Hongroises et Hongrois fuient à l’étranger. Environ 13 000 de ces ressortissants sont accueillis à bras ouverts par la Suisse, sans procédure de demande d’asile. L’intégration de ce petit groupe de personnes, souvent dotées d’un bon niveau de qualification et sans perspective de retour, s’est déroulée sans difficulté, du point de vue suisse.
En août 1968, une impression de déjà-vu s’empare du monde entier: des troupes, cette fois-ci celles du Pacte de Varsovie, écrasent le Printemps de Prague. Des dizaines de milliers de personnes quittent alors le pays, tandis que celles qui se trouvaient à l’étranger, par exemple pour faire du tourisme en Yougoslavie, ne rentrent pas chez elles. Quelques 12 000 Tchèques et Slovaques arrivent en Suisse et bénéficient d’un soutien spontané et non bureaucratique identique à celui fourni aux Hongrois et Hongroises quelques années plus tôt.
Cette main-d’œuvre également qualifiée est elle aussi rapidement absorbée par le marché du travail et fait office d’exemple d’une intégration réussie. Ces réfugiés de Hongrie et de Tchécoslovaquie sont souvent les premières personnes en provenance d’Europe de l’Est socialiste que rencontrent les Suisses. Les deux groupes font preuve de reconnaissance envers l’accueil favorable qui leur a été réservé. De son côté, la Suisse réaffirme, à l'occasion de ces événements, son positionnement en tant qu’Etat et société reposant sur une tradition humanitaire.
Dans les années 1990, le pays accueille un afflux de personnes bien plus important à la suite des guerres de Yougoslavie. Bien que les demandes d’asile s’amoncellent à une vitesse encore jamais observée, la plupart des personnes n’arrivent pas en qualité de réfugiées, mais dans le cadre du regroupement familial, car près de 173 000 Yougoslaves vivent déjà en Suisse en 1990. Les «travailleurs immigrés» qui ont laissé leur famille au pays la font désormais venir. En conséquence, la population issue de cette région et résidant de manière permanente en Suisse est multipliée par plus de deux et se monte à 362 000 personnes en 2000.
Les grandes vagues d’exils et de déplacements, notamment de Bosnie-Herzégovine (1992-1995) et du Kosovo (1999), donnent lieu à une «admission provisoire collective» pour environ 25 000 personnes réfugiées de Bosnie, puis 20 000 en provenance du Kosovo en 1999, et ce, en plus des demandes d’asile individuelles. Sauf dans les situations difficiles, ces personnes doivent retourner dans leur pays d’origine après la fin des combats.
L’actuel afflux de réfugiés d’Ukraine rappelle les images de 1956 et 1968. La différence, cependant, est que ces deux événements historiques résultaient de soulèvements réprimés rapidement et sans l’intervention des armées hongroise et tchécoslovaque. Les Ukrainiennes et les Ukrainiens fuient, aujourd’hui, une guerre qui, semble-t-il, ne devrait pas prendre fin dans un avenir proche. Les hommes aptes au combat n’ayant pas l’autorisation de quitter le pays, ce sont avant tout des femmes, des enfants et des hommes âgés qui prennent la route de l’exil. Leur principale destination est la Pologne, Etat dans lequel nombre de compatriotes vivent déjà comme travailleurs immigrés.
Si, à l’issue de la guerre, le retour n’est pas possible ou pas souhaitable vu la situation politique, la Pologne constituerait, pour beaucoup, une solution envisageable pour une installation à long terme, en raison de sa proximité linguistique et culturelle, sans compter le fait que le pays pourrait avoir besoin de main-d’œuvre.
Difficile, pour l’heure, d’estimer le nombre d’Ukrainiennes et d’Ukrainiens qui se rendront en Suisse. Il est certain qu’il ne s’agit pas de l’une des premières destinations demandées: en 2020, seules 7000 personnes possédant la nationalité ukrainienne vivaient dans notre pays. Cependant, celles et ceux qui arriveront pourront compter sur l’empathie et la solidarité de la population locale, ainsi que sur la simplicité des procédures administratives.
Le statut de protection S est activé pour la première fois: il permet aux réfugiés ukrainiens d’obtenir un droit de séjour en Suisse, de faire venir les membres de leur famille, de rechercher un emploi et de bénéficier de l’aide sociale ainsi que d’une prise en charge médicale. La Suisse se range ainsi aux côtés de l’UE, qui a déjà adopté une directive de protection temporaire garantissant des droits similaires.