Nous sommes le 7 août 1397, à Bourg-en Bresse. Un fringant chevalier se bat en duel judiciaire avec un vieux briscard qui l’aurait sans doute fait trembler dix ans auparavant. Mais ce jour-là, chacun voit qu’Othon III de Grandson n’est plus ce qu’il était, et le jeune coq, Gérard d’Estavayer, n’en fait qu’une bouchée.
Ce duel n’est pas, comme on l’a trop dit, le dernier «jugement de Dieu» du Moyen Age, mais il fait tout de même éclater aux yeux des assistants le scandale d’un type d’épreuve auquel plus grand monde ne croît. A-t-il lui-même les yeux secs, le tout jeune (et premier !) duc de Savoie Amédée V – futur antipape Félix V – dont Othon passait cependant pour complice dans l’assassinat de son père le «comte Rouge» Amédée VII?
Quel âge pouvait avoir Othon? Moins de soixante ans, puisque au-delà de cet âge, il aurait été dispensé de duel. Mais pas beaucoup moins, puisqu’il s’était marié en 1365 et que cela faisait beau temps que ses exploits chevaleresques, de l’Ecosse à la Péninsule ibérique, défrayaient la chronique. Il faut dire qu’il a vécu son lot d’aventures: ambassadeur et guerrier, il tomba dans maints traquenards, connut des naufrages et fut même retenu prisonnier en Espagne.
Surtout, guerre de Cent Ans oblige, il s’est battu pour les Anglais, dont les Savoie étaient les alliés depuis un siècle (Othon Iᵉʳ, arrière-grand-oncle de notre poète, leur doit sa fortune), ce qui lui permit d’ailleurs de faire très honorablement connaître ses talents poétiques outre-Manche, où Geoffrey Chaucer, l’illustre auteur des Contes de Canterbury, le saluant comme «la fleur des poètes de France», imita certains de ses poèmes et lança avec lui la mode des poèmes de la Saint-Valentin, pour lesquels Othon est resté célèbre.
Par son Livre Messire Ode et ses nombreuses ballades, qui mettent en contraste la légèreté des valentines et la gravité de «l’homme vêtu de noir», Othon est resté le plus illustres des chevaliers-poètes de son temps et a fait briller d’un ultime feu le lyrisme amoureux médiéval.
Mais, favori de la cour d’Amédée VII, Othon n’était pas sans susciter des jalousies. La mort brusque et suspecte du comte, suite à laquelle fut compromise jusqu’à la mère d’Amédée, permit de l’écarter. Othon s’exila en France où, malgré ses états de service anglais, il fut fort bien accueilli: Charles VI se porta garant de son innocence et Christine de Pizan le plaignit dans une de ses ballades.
Mais les seigneurs vaudois ne désarmèrent pas: Gérard d’Estavayer avait en effet sur Othon, dont le château patrimonial (qu’il n’occupa jamais) fait toujours face à celui de son adversaire de part et d’autre du lac de Neuchâtel, l’avantage d’avoir un bon ancrage local. Paradoxe piquant: c’est ainsi en grande partie faute d’avoir été suffisamment vaudois que notre trop cosmopolite auteur, dont on s’ingénie aujourd’hui à faire le «premier poète romand», a perdu la vie.
Quant à la «femme» de Gérard qu’aurait courtisée Othon, il ne s’agit là que d’une vulgaire légende née d’un contresens sur le mot «fame» (du latin fama, «réputation») utilisé par un chroniqueur du XVe siècle pour expliciter ce qu’enviait Gérard chez son aîné. Il est vrai qu’on ne prête qu’aux riches…
Et Amédée VII dans tout cela? Ce que des contemporains paranoïaques avaient pris pour un empoisonnement criminel était simplement le résultat du tétanos, contracté suite à un bête accident de chasse!