Parmi les personnalités qui se sont délectées de cette boisson à la haute teneur en alcool, on compte Pablo Picasso, Paul Gauguin, Vincent Van Gogh, Oscar Wilde, Edgar Allan Poe ou encore Ernest Hemingway.
Les peintres Manet, Degas et Oliva ont représenté la figure du buveur d'absinthe perdu et torturé.
Née dans une petite vallée suisse, l'absinthe a conquis le monde. Elle a été aimée, interdite, puis à nouveau légalisée. A l'occasion des 20 ans de sa légalisation – c'était le 1er mars 2005 – on vous raconte la formidable histoire de ce breuvage mythique. Voici l'histoire de la «fée verte» .
L'absinthe a été produite pour la première fois dans la région du Val-de-Travers, dans le Jura neuchâtelois, à la frontière avec la France. Réalisée à base de vin mélangé à la plante d'absinthe, elle était initialement destinée à servir de remède.
La boisson alcoolisée démarre sa conquête lorsque Henri-Louis Pernod fonde une grande distillerie à Pontarlier, de l'autre côté de la frontière, en 1805. Il laisse alors sa petite distillerie de Couvet, et se met en tête de faire apprécier son breuvage par l'armée française. La boisson était censée lutter contre les maladies gastriques et intestinales, contre le paludisme et, surtout, elle permettrait de remonter le moral des soldats.
Dans les décennies qui suivent, l'armée s'avère être un excellent client. Les distilleries d'absinthe poussent comme des champignons à travers la France, et la société Pernod voit sa production passer de 16 à quelque 20 000 litres par jour.
En 1860, l'absinthe est devenue un incontournable des cafés français. A 17h, c'est l'heure verte durant laquelle la fée remplit les verres et les gosiers.
Tout le monde n'apprécie pas la boisson verdâtre, et l'industrie viticole observe avec jalousie l'ascension de l'absinthe. Alors que le phylloxéra s'attaque aux vignes et détruit les récoltes, le prix du vin s'envole.
Les regards se tournent alors vers cette absinthe bon marché. Dans les bistrots miteux, dans le but d'économiser quelques sous, on sert parfois à une clientèle populaire de l'alcool frauduleux, et de mauvaise qualité. Diluée avec un peu de la boisson anisée, cette gnôle est servie aux clients sous l'appellation d'absinthe.
La lutte pour la suprématie sur le marché de l'alcool tourne au vinaigre. Le vin est considéré comme sain, et à l'époque, il figurait même parmi les aliments de base des Français. L'absinthe, elle, est décrite comme la boisson du diable. Un critique n'hésite pas:
La fée verte est traînée dans la boue. On voit apparaître le diagnostic d'«absintheur», soit un absinthomane. On mène des expériences sur des cobayes, les résultats démontrent que le spiritueux provoque des maladies mentales. Le mythe de l'absinthe dangereuse est né.
En 1905, un ouvrier viticole de la commune vaudoise de Commugny, Jean Lanfray, tue dans un accès de colère sa femme enceinte et ses deux petites filles. L'homme est alcoolique, et boit alors cinq litres de vin par jour. Le drame fait le tour des médias à travers l'Europe. Mais l'opinion publique en arrive à cette conclusion: ce n'était pas les flots de vin qu'il ingérait au quotidien qui étaient responsable de son accès de folie meurtrière, mais bien les deux verres supplémentaires d'absinthe que Lanfray avait bus lors de cette nuit funeste.
Le 5 juillet 1908, une initiative populaire pour l'interdiction de l'absinthe est acceptée par le peuple (masculin) à 63,5%. Elle est inscrite dans la Constitution, et entre en vigueur le 7 octobre 1910 à minuit. La fée est morte, mais pas encore enterrée. Et durant un siècle, son esprit va perdurer.
L'interdiction suisse est suivie par celle au Brésil, au Congo, aux Pays-Bas et aux Etats-Unis. Ce n'est qu'en 1914, au déclenchement de la Première Guerre mondiale, que l'absinthe est mise sur liste noire en France. Elle invoque ainsi la nécessité pour ses hommes d'être aptes pour le service militaire.
Une vallée d'irréductibles refuse toutefois de se laisser impressionner par l'interdiction générale de l'absinthe. Pauvre, la région du Val-de-Travers vit alors de son commerce. Si le gouvernement helvétique a fait labourer les champs de la plante médicinale, la distillation de la fée verte n'a pas pour autant cessé.
Dans l'illégalité la plus totale, on y distille quelque 10 000 litres de fée verte par an, dans une soixantaine de sites cachés qui en font clandestinement commerce dans toute la Suisse.
Berthe Zurbuchen était la reine de cette économie parallèle. Durant 80 ans, elle a distillé illégalement de l'absinthe dans le Val-de-Travers, jusqu'à son procès retentissant, dans les années 1960. Elle avait alors été condamnée à 3000 francs d'amende. Au moment d'entendre son verdict, elle aurait dit ces mots au juge:
Personnage haut en couleur, Berthe Zurbuchen a également peint sa maison en vert afin de protester contre ses détracteurs.
La nocivité de l'absinthe a longtemps été attribuée à la thuyone, une substance active contenue dans la plante. Ce neurotoxique est censé provoquer des vertiges, des hallucinations et des délires. On pensait qu'il rendait le buveur dépressif, victime de convulsion, et pouvait même devenir aveugle.
Depuis, cette théorie est tombée à l'eau. La quantité de tuyone contenue dans l'absinthe est loin d'être suffisante pour avoir un effet aussi toxique. Le facteur déterminant s'est simplement avéré être la grande quantité d'alcool contenue dans la boisson: entre 45 et 85% du volume. La mauvaise qualité de l'alcool utilisé dans l'absinthe à troquets miteux faisait le reste.
L'image terrifiante et si redoutée du consommateur d'absinthe n'était en réalité que celle d'une personne alcoolique en était de souffrance.
Depuis 1998, l'absinthe est à nouveau autorisée dans la plupart des pays européens, et depuis 2005, à nouveau produite et vendue en Suisse.
Les teneurs en thuyone ont toutefois été fixées à 35mg par litre au maximum, tandis que les valeurs actuelles sont comprises entre 20 et 30mg par litre, selon le Süddeutsche Zeitung.
Les fabricants d'absinthe n'hésitent pas à renouer avec les effets mythiques de ce spiritueux. D'après eux, après quelques verres seulement, on ressentirait des sensations aphrodisiaques, et on ferait des rêves bizarres.
Mais c'est plutôt comme le dit Charles Baudelaire.
L'effet psychoactif de l'absinthe a toujours été un conte de fées.