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Comment les lutteuses ont prouvé qu'elles n'étaient pas «un gag»

La première fête de lutte suisse féminine à Aeschi bei Spiez a attiré près de 15 000 spectatrices et spectateurs.
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La première fête de lutte suisse féminine à Aeschi bei Spiez a attiré près de 15'000 spectatrices et spectateurs.Image: ETH Bibliothek Zurich
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Comment les lutteuses ont prouvé qu'elles n'étaient pas «un gag»

La Suisse n’est pas seulement le pays du chocolat et des montres, c’est aussi celui de la lutte. Du moins tant que la culotte de jute est portée par des hommes. Et puis il y a la lutte féminine. Retour sur l’histoire d’un sport qui a provoqué plusieurs scandales.
02.09.2023, 08:0102.09.2023, 11:41
Chiara Zgraggen / musée national suisse
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Aeschi bei Spiez, une paisible bourgade de l’Oberland bernois. Le village compte près de 2000 âmes et le monde semble encore y tourner rond. Mais ce lieu, qui pourrait de nos jours encore servir de décor à un roman de Jeremias Gotthelf, constitue le point de départ d’une histoire dans laquelle, en 1980, les femmes en culotte de jute se sont attaquées à un bastion masculin.

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D’un côté, il y a ces femmes qui aspirent, à l’instar de leurs frères et de leurs pères, à enfiler la culotte de lutte. De l’autre, leurs adversaires, pour qui cette image n’est pas conciliable avec les paysages alpins environnants. Il est, toutefois, intéressant de constater que le mouvement en faveur de l’inclusion des femmes dans cette discipline émane du milieu rural, car la lutte s’est développée et a connu un essor grâce aux citadins. Mais ceci est une autre histoire.

Aeschi bei Spiez en 1988.
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Aeschi bei Spiez en 1988.Image: ETH Bibliothek Zurich

Le 15 août 1980, l’hebdomadaire Brückenbauer (aujourd’hui Migros Magazine) publie un article qui commence par ces mots: «L’un des derniers et des plus solides bastions masculins est en danger». Et pour cause: une semaine avant la Fête fédérale de lutte suisse à Saint-Gall, la première fête de lutte suisse féminine («Frauenschwinget») allait être organisée à Aeschi bei Spiez.

A l’occasion de cette «curiosité», le Brückenbauer réalise une interview avec Hans Bäni, ancien Obmann (président) de l’Association fédérale de lutte suisse. Aux questions neutres du journaliste, l’intéressé fournit des réponses qui semblent, elles, empreintes d’émotion. Il n’est pas enthousiasmé par cette initiative, «parce que nous pensons que la lutte est un sport qui n’est pas forcément destiné et adapté aux femmes». Et quand on lui demande si la lutte féminine a des perspectives d’avenir, il répond:

«Personnellement, je considère tout cela plus ou moins comme un gag»

Qui plus est, il n’enverra certainement pas de délégués à Aeschi bei Spiez, car cet événement est à ses yeux «sauvage». En outre, il ne croit pas à l’avenir de la lutte féminine. Ces propos devaient lui donner raison, mais pas en ce qui concerne la première fête de lutte suisse féminine.

Interview consacrée à la lutte suisse féminine dans le Brückenbauer du 15 août 1980.
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Interview consacrée à la lutte suisse féminine dans le Brückenbauer du 15 août 1980.Image: e-newspaperarchives

En 2019, dans son livre intitulé «Schwere Kerle rollen besser», le journaliste Linus Schöpfer qualifiera le premier Frauenschwinget de «Woodstock de la lutte féminine». En effet, la fête organisée à Aeschi bei Spiez, en 1980, demeure jusqu’à aujourd’hui le temps fort de la lutte féminine. La manifestation attire entre 10 000 et 15 000 spectatrices et spectateurs dans l’Oberland bernois.

D’un point de vue économique, les communes environnantes, où on dit que bière, cigarettes et cigares auraient été épuisés en un temps record, en tirent également bénéfice. Dora Hari, l’organisatrice, se souvient dans une interview accordée au Blick 40 ans plus tard:

«La population s’est littéralement ruée sur place, nous n’avions jamais imaginé qu’il y aurait autant de spectateurs. Comme nous n’avions pas assez de nourriture et de boissons, le manque à gagner a été important.»

Il est difficile de savoir pourquoi tant de personnes ont assisté à la première fête de lutte suisse féminine. En revanche, les réactions (le plus souvent masculines) sont sans équivoque. Paul Dätwyler, alors président de la commission du jubilé de l’association de lutte bâloise, écrit notamment, en 1982, dans la plaquette du jubilé «75 Jahre Schwinger-Verband Basel-Stadt»:

«Mais les femmes n’ont rien à faire dans les ronds de sciure! Celles qui le souhaitent n’ont qu’à se produire sur les scènes des spectacles à sensation et de variétés, mais pas sur une place de lutte.»

Ces femmes qui se «dandinent plus qu’elles ne luttent» ne devraient pas ridiculiser la discipline. La lutte féminine fait figure de curiosité, et ce modèle de pensée n’est pas près de disparaître, même après l’événement majeur d’Aeschi bei Spietz.

Que s’est-il passé ensuite? L’Association fédérale de lutte suisse écrit aujourd’hui encore sur son site Internet que, jusqu’à la création de l’association féminine en 1992, les femmes se contentaient de lutter en secret à la maison avec leurs frères. Mais cette information est fausse, comme le révèle un article paru dans le journal Der Bund du 24 août 1981: à la mi-août 1981, une nouvelle fête de lutte suisse féminine a lieu dans les environs d’Aeschi bei Spiez, réunissant cette fois près de 2000 spectatrices et spectateurs.

Un journaliste du Bund suppose, à l’instar de ceux qui considèrent la lutte féminine comme quelque chose de singulier, que le nombre de spectateurs a diminué, car la «soif de sensations» avait été assouvie l’année précédente. Par ailleurs, la déception éprouvée sur le plan sportif lors de la première édition avait probablement été trop grande. En 1992, les lutteuses s’unissent néanmoins pour fonder leur propre association. Pour autant, cette situation n’a pas marqué de tournant en matière d’acceptation des lutteuses.

Une mixité indésirable

En 2006, les événements se succèdent en Suisse et dans le monde: le Monténégro et la Serbie déclarent leur indépendance, la grippe aviaire arrive en Suisse, Michael Schumacher met fin à sa carrière, les travaux de percement des NLFA débutent. La lutte suisse n’est pas en reste: au cours de la fête régionale de lutte suisse de Ried (FR) du 14 mai 2006, femmes et hommes concourent pour la première fois dans la même sciure.

Dans une interview accordée au journal Freiburger Nachrichten à cette occasion, Irène Bodenmann-Meli, fille du lutteur de première catégorie Karl Meli, estime que l’acceptation de la lutte féminine est plus élevée qu’à ses débuts en 1980:

«Les choses ont évolué depuis que les gens ont remarqué que nous étions capables de faire autre chose que des kouglofs»

Dans les milieux de la lutte, l’acceptation reste néanmoins limitée, même au 21e siècle. Ainsi, la fête de lutte suisse organisée dans le canton de Fribourg ne sera pas sans conséquences pour le club de lutte de Chiètres: l’Association fédérale de lutte suisse lui adresse un blâme et lui demande de renoncer à l’avenir aux fêtes mixtes. Afin de ne pas mettre de bâtons dans les roues de leurs propres lutteurs, les Fribourgeois cèdent.

En 2007, les femmes n’ont plus le droit de prendre part aux épreuves. Cette décision ne fait pas l’unanimité. Un rédacteur du Murtenbieter écrit le 19 janvier 2007 à propos de la participation des femmes à la «fête du scandale» de 2006:

«Plus de 1000 spectateurs enthousiastes ont assisté à cet événement, preuve en est qu’il serait temps pour la fédération de faire montre d’ouverture en la matière.»
Même au XXIe siècle, la lutte conserve une connotation majoritairement masculine.
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Même au 21e siècle, la lutte conserve une connotation majoritairement masculine.Image: Musée national suisse

De nos jours, l’acceptation de la lutte féminine est plus élevée que lors de la création de l’Association fédérale de lutte suisse féminine en 1992. En témoigne notamment l’évolution de la couverture médiatique. Si, en 1992, la chanson de l’artiste américain James Brown «It’s A Man’s World» constituait le fond sonore d’un reportage de la télévision suisse consacré à la première fête fédérale officielle, les médias s’attachent aujourd’hui à modérer leur jugement.

Des différences sont, toutefois, encore visibles de nos jours, notamment sur le plan financier: tandis que le roi de la lutte Joel Wicki, lors de la Fête fédérale de Pratteln en 2022, pouvait se targuer d’un temple des dons d’une valeur de plus d’un million de francs, ceux des femmes avoisinent les 25 000 francs. Est-ce là le signe d’une acceptation moindre de la part des sponsors vis-à-vis de la lutte féminine? On peut y voir un début d’explication.

L’histoire de la lutte montre que le «solide bastion masculin» a gagné en popularité ces dernières années, notamment lorsque Jörg Abderhalden a été sacré Suisse de l’année 2007. La lutte féminine, quant à elle, n’a pas non plus réussi à entraver l’ascension de ce sport. Bien au contraire.

Swiss Sports History

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Ce texte est le fruit d’une collaboration avec Swiss Sports History, le portail consacré à l’histoire du sport suisse. Ce dernier a pour vocation de fournir des services de médiation scolaire ainsi que des informations aux médias, aux chercheurs et au grand public. Pour en savoir plus, rendez-vous sur sportshistory.ch.
>>> Plus d'articles historiques sur: blog.nationalmuseum.ch/fr
watson adopte des perles sélectionnées du blog du Musée national suisse dans un ordre aléatoire. L'article «Lutte féminine: un combat qui ne se borne pas au rond de sciure» est paru le 1er septembre.
blog.nationalmuseum.ch/fr/2023/09/lutte-feminine-un-combat-qui-ne-se-borne-pas-au-rond-de-sciure
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