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Elles refusaient le droit de vote pour préserver leur féminité

Le suffrage féminin était une menace pour la féminité, mettait en péril les devoirs maternels et entraînait les femmes dans la «politique sale» contre leur gré, ont affirmé les opposantes lors de la c ...
Le suffrage féminin était une menace pour la féminité, mettait en péril les devoirs maternels et entraînait les femmes dans la «politique sale» contre leur gré, ont affirmé les opposantes lors de la campagne référendaire.Image: Musée national suisse / ASL
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Elles refusaient le droit de vote pour éviter d'éradiquer la «féminité de la Terre»

Toutes les femmes ne souhaitaient pas obtenir le droit de vote. Certaines l'ont même combattu et sont allées jusqu'à la plus haute autorité politique: le Président fédéral. Retour dans le passé.
02.08.2021, 10:0103.08.2021, 18:09
Noëmi Crain Merz / Musée national suisse
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En août 1969, Ludwig von Moos reçoit un courrier de la part de l’Alliance des Suissesses opposées au suffrage féminin, qui, à l’aide d’une brochure, souhaitait convaincre le Président de la Confédération qu’ouvrir le chemin des urnes aux femmes ferait du tort non seulement à la démocratie, mais aussi à la cause féminine.

Il s’engage certes en faveur de l’extension du suffrage à tous les citoyens, quel que soit leur sexe, aux côtés du Conseil fédéral in corpore, mais le catholique et conservateur obwaldien von Moos éprouve aussi beaucoup de sympathie pour les adeptes du mouvement, qu’il avait déjà rencontrées en mai, peu après avoir nommé Verena Keller, avocate et opposante au droit de vote des femmes, au comité pour un nouveau droit familial.

Un pamphlet a été rédigé pour convaincre Ludwig von Moos que l'introduction du droit de vote des femmes serait préjudiciable à la fois à la démocratie et aux femmes.
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Un pamphlet a été rédigé pour convaincre Ludwig von Moos que l'introduction ...Image: Archives fédérales suisses
Un pamphlet a été rédigé pour convaincre Ludwig von Moos que l'introduction du droit de vote des femmes serait préjudiciable à la fois à la démocratie et aux femmes.
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... du droit de vote des femmes serait préjudiciable à la fois à la démocratie et aux femmes.Image: Archives fédérales suisses
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La figure de Verena Keller est celle qui incarne de la façon la plus éclatante les contradictions des détractrices du suffrage féminin. Comme tant d’autres opposantes, elle a étudié et même obtenu le titre de docteur. Cette avocate, propriétaire de son propre cabinet, célibataire et indépendante financièrement, est confrontée au quotidien aux questions de droit et de non-droit dans le cadre de ses activités. Elle rédige des articles et des courriers de lectrices corrosifs, notamment sur la question du droit de vote des femmes.

Ludwig von Moos (au centre) lors de l'élection du Conseil fédéral en décembre 1959.
Ludwig von Moos (au centre) lors de l'élection du Conseil fédéral en décembre 1959.Image: Musée national suisse / ASL

Autonome mais contre le suffrage

Comment dès lors imaginer que ce parangon d’autonomie puisse s’insurger avec autant de véhémence contre l’égalité des sexes? Dans une interview, la présidente de l’Alliance, Ida Monn-Krieger, concède que leur engagement semble «paradoxal au premier abord». Paradoxal mais pas forcément extraordinaire: lorsque la question du droit des femmes est apparue à l’agenda politique des pays occidentaux au début du 20e siècle, partisanes et opposantes se sont affrontées sur de nombreux sujets, notamment sur la question de la conception de la féminité et de la masculinité. Pour les opposantes, les femmes, les «vraies», devaient rejeter le suffrage féminin, qui risquait d’éradiquer définitivement la «féminité» de la surface de la Terre.

Introduction du suffrage féminin

Avec la Première Guerre mondiale, le soufflet retombe quelque peu et le suffrage féminin est introduit dans de nombreux pays. Mais il en va tout autrement en Suisse, où les discussions s’enflamment vraiment. Lorsque les cantons sont appelés à se prononcer sur la question, un front d’opposantes s’organise pour la première fois, surtout en Suisse romande. Le nom même de la Ligue vaudoise féministe antisuffragiste, fondée en 1919, est contradictoire, tout comme ses activités: des femmes s’autoproclamant féministes, s’engagent activement et résolument pour rester passives et étrangères aux affaires politiques et juridiques.

Carte postale de la National League for Opposing Woman Suffrage, Londres, 1912
Carte postale de la National League for Opposing Woman Suffrage, Londres, 1912Image: Museum of London

«Autant de droits, mais pas les mêmes»

Après le premier scrutin national sur le droit de vote des femmes organisé en 1959, les opposantes se réunissent au sein d’une organisation nationale baptisée Alliance des Suissesses opposées au suffrage féminin, dont le programme consiste à porter le combat contre le suffrage féminin précisément sur le terrain que l’on souhaite continuer à fermer aux femmes, celui de la politique. Elles souhaitent toutefois rester éloignées de la politique partisane, malgré des contacts étroits avec le Parti conservateur chrétien-social, ancêtre du PDC actuel.

Ces militantes convaincues argumentent en prétendant ne pas se battre contre «plus» de droits pour les femmes, mais contre les «faux» droits et obligations. Etant donné que les hommes doivent accomplir le service militaire, les femmes peuvent légitimement être désavantagées sur le plan politique. Aux yeux des opposantes, la question du suffrage féminin va bien au-delà du droit de remplir un bulletin de vote.

Elles y voient un premier pas vers un renversement total de l’ordre établi entre les sexes, un ordre où l’homme occupe certes la position de chef unique de la famille, mais où la femme joue un rôle éminemment important de gardienne du foyer, voire un rôle de «pilier de l’Etat», dans la mesure où si l’homme essaie de défendre au mieux les intérêts des siens auprès de l’extérieur, la femme en fait de même au sein de la cellule familiale. Pour utiliser les mots de Jeremias Gotthelf: «C’est à la maison que doit commencer ce qui illuminera la patrie.»

L'ordre naturel des choses

Au cours des débats qui font rage en Suisse, l’argument de cet ordre «naturel» entre les sexes prévaut longtemps sur ceux qui s’appuient sur les droits de l’homme. A l’époque de la création de l’Alliance des Suissesses, le «Sonderfall suisse» est perçu de façon presque exclusivement positive. Lorsque le Conseil fédéral se prononce en 1957 pour le droit de vote des femmes, il souligne parallèlement que les Suissesses ne doivent pas se sentir juridiquement prétéritées par rapport aux femmes d’autres pays. Une position d’ailleurs partagée par les opposantes, pour lesquelles la Suisse est une démocratie exemplaire dans laquelle chaque sexe a sa place clairement définie ainsi que ses droits spécifiques.

La «politique sale» n'est pas pour les femmes

Or, pour les opposantes, cette démocratie idéale pourrait désormais être menacée. En se laissant entraîner dans les turpitudes de la politique, les femmes risqueraient de perdre leur âme et de se masculiniser. Sans compter que, mères de famille ou exerçant une activité professionnelle, elles n’auraient pas le temps pour la chose politique, ni souvent d’ailleurs le talent. Les représentantes de l’Alliance des Suissesses ne niaient pas que certaines femmes en fussent parfaitement capables. Mais, selon Gertrud Haldimann, présidente d’honneur de l’Alliance, «il [était] impossible que cette minorité, constituée pour l’essentiel d’universitaires, puisse un jour défendre les intérêts des femmes moyennes».

Ida Monn-Krieger, présidente de l’organisation, interrogée sur son intérêt marqué pour la politique, renchérit même: «Bien des femmes pensent bien sûr comme moi. Mais elles sont trop peu nombreuses pour faire de la politique vraiment efficacement.» Considérées comme incapables de protéger les intérêts des Suissesses, les défenseuses du droit des femmes, ayant suivi une formation supérieure à la moyenne, n’ont à ses yeux aucun crédit.

La situation évolue

A la fin des années 1960, la société a néanmoins changé: à de nombreux endroits, les femmes font désormais partie intégrante du monde du travail, fréquentent les universités et prennent la pilule, symbole de libération sexuelle. Les représentantes de l’Alliance des Suissesses se retrouvent de plus en plus souvent contraintes de développer une argumentation défensive, tandis que leurs alliés masculins leur font faux bond.

Même les parlementaires conservateurs catholiques se déclarent désormais favorables au droit de vote des femmes, craignant de laisser s’échapper un réservoir substantiel d’électrices. Une Realpolitik que la formule «impératif démocratique» du conseiller fédéral von Moos résume bien.

Affiche contre l’introduction du droit de vote aux femmes dans certaines communes du Canton de Berne, 1968.
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Affiche contre l’introduction du droit de vote aux femmes dans certaines communes du Canton de Berne, 1968.Image: Bibliothèque nationale suisse

L’argument de la justice et des droits de l’homme finit par déborder celui des différences sexuelles. Ses opposantes interviennent dans le débat qui s’enflamme autour de la Convention des droits de l’homme en 1968, l’année internationale des droits de l’homme, mais leur thèse, à savoir que la Constitution fédérale et le droit civil protégeraient mieux les droits de la femme que n’importe quelle déclaration des droits de l’homme, certes bien intentionnée mais étrangère, ne prend pas. Finalement, le droit de vote des femmes est accepté le 7 février 1971 par deux tiers des voix. Le lendemain, l’Alliance des Suissesses annonce sa dissolution.

>>> Plus d'articles historiques sur:
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