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La guerre pour les JO qui a déchiré l'horlogerie suisse

Départ du 200 mètres masculin à Londres en 2012, avec l’affichage du temps Omega à l’arrière-plan.
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Départ du 200m masculin à Londres en 2012, avec l’affichage du temps Omega à l’arrière-plan.Image: Wikimedia / Nick J. Webb
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La guerre pour les JO qui a déchiré l'horlogerie suisse

Le chronométrage, qui joue un rôle crucial dans le sport moderne toujours plus marqué par la compétition, la professionnalisation et la mondialisation, a connu des progrès notables dès ses débuts. Retour sur l’histoire de la mesure du temps aux Jeux olympiques, ainsi que sur le rôle de l’industrie horlogère et de la diplomatie suisses.
27.05.2023, 07:5527.05.2023, 12:37
Nils Widmer / musée national suisse
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Lors des premiers Jeux olympiques de l’ère moderne, en 1896, seuls quelques chronographes sont utilisés pour mesurer le temps et ainsi déterminer la performance des premiers classés. Selon le rapport officiel de l’événement, le 100m des Jeux d’Athènes de 1896 est remporté par l’athlète américain Thomas Burke, qui le parcourt en douze secondes, chronométrées à la main. La performance du second placé et des suivants n’a pas été mesurée. Les chronographes mécaniques de l’époque garantissent une précision au cinquième de seconde.

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A la fin du 19e et au début du 20e siècle, la fiabilité et la précision du chronométrage prennent une importance considérable dans le domaine sportif, où la compétition acquiert une place centrale, et les records un plus grand rôle. Les comités d’organisation de grands événements sportifs comme les Jeux olympiques, dès lors tributaires d’instruments fiables, suivent de près les innovations techniques. L’objectif est de mesurer les temps de performance avec la plus grande précision possible afin d’assurer leur comparabilité, parmi les participants à une même épreuve, mais plus largement au niveau mondial.

Outre la précision des chronographes en eux-mêmes, l’Homme constitue une source d’erreur potentielle: en effet, c’est lui qui détermine le moment du départ et de l’arrivée en déclenchant un poussoir. Pourtant, le comité d’organisation des Jeux olympiques mise sur le chronométrage manuel jusque dans les années 1930. Pour obtenir des temps aussi fiables que possible, plusieurs personnes étaient chargées de mesurer la performance d’un seul participant, notamment lors des compétitions d’athlétisme. Notons qu’à l’époque, des systèmes électromécaniques arrêtant automatiquement les chronographes lors de la rupture du ruban de ligne d’arrivée, par exemple, existent pourtant depuis quelques années.

Page publicitaire d’Omega dans le Journal du Jura du 27 juillet 1952 à l’occasion des Jeux d’Helsinki.
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Une page publicitaire d’Omega dans le Journal du Jura du 27 juillet 1952, à l’occasion des Jeux d’Helsinki.Image: e-newspaperarchives.ch
Page publicitaire de Longines dans le Journal du Jura du 3 mars 1960, après les Jeux organisés à Squaw Valley.
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Une page publicitaire de Longines dans le Journal du Jura du 3 mars 1960, après les Jeux organisés à Squaw Valley.Image: e-newspaperarchives.ch

Alors que le monde sportif se met en quête des chronographes les plus précis, les fabricants du secteur perçoivent l’énorme potentiel commercial de ces appareils. Plusieurs entreprises de l’industrie horlogère suisse aspirent au grand honneur dont leur nom serait gratifié, si elles venaient à fournir cet outil fiable tant recherché. Les chronographes d’entreprises suisses comme Longines ou Heuer seront utilisés pour la mesure des temps lors des Jeux olympiques jusque dans les années 1920.

Puis, en 1932, l’horloger biennois Omega réalise un coup de maître: le Comité international olympique (CIO) commande en exclusivité chez Omega les 30 chronographes qui seront employés lors de l’ensemble des épreuves des Jeux olympiques de Los Angeles. Capables de mesurer le temps au dixième de seconde près, ces appareils sont en outre dotés d’une fonction rattrapante: à l’aide d’une deuxième trotteuse, dite «rattrapante», ils permettent également la mesure de temps intermédiaires.

Cette aiguille supplémentaire, synchronisée avec la trotteuse lors du premier déclenchement, peut être arrêtée séparément: il est donc possible de lire les temps intermédiaires sans devoir arrêter l’ensemble du mécanisme. L’entreprise Omega s’assure ainsi le statut de partenaire officiel de chronométrage du CIO pour les années suivantes, mais subit la concurrence de la Suisse elle-même, notamment de la société Longines, basée à Saint-Imier (BE).

Chronographe entièrement automatique d’Omega, 1948. Les quatre chronomètres ont été déclenchés par le pistolet de départ et arrêtés à l’aide de photocellules.
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Un chronographe entièrement automatique d’Omega, 1948. Les quatre chronomètres ont été déclenchés par le pistolet de départ et arrêtés à l’aide de photocellules.Image: Wikimedia

L'après-guerre marquée par l’innovation

Lors des premiers Jeux olympiques d’après-guerre, organisés en 1948 à Saint-Moritz (Jeux d’hiver, GR) et à Londres (Jeux d’été), la méthode traditionnelle des temps chronométrés à la main cède la place à l’utilisation d’outils électroniques. On recourt ainsi pour la première fois à une technologie développée par Omega qui, à l’aide de cellules photoélectriques, permet la mesure du moment exact du franchissement de la ligne d’arrivée. Lors des Jeux d’été de Londres, les représentants utilisent également le premier appareil photo-finish, développé par l’entreprise British race finish recording, qui permet, outre un chronométrage précis, l’identification du ou des premiers classés.

Les années 1950 marquent le début de l’ère du quartz dans le chronométrage sportif. Ainsi, les Jeux d’été de 1952 organisés à Helsinki sont les premiers Jeux à entièrement faire l’objet d’un chronométrage électronique. Le CIO remet à l’entreprise biennoise la Croix du mérite olympique pour son Omega Time Recorder, l’estimant avoir fourni «des prestations exceptionnelles au service du sport». Le Recorder est en effet capable de mesurer le temps au centième de seconde près et d’imprimer immédiatement les résultats. Au fil des ans, de nombreuses autres innovations voient le jour dans le domaine du chronométrage sportif. Ainsi, l’affichage des temps intermédiaires en temps réel lors des courses de ski, par exemple, est étrenné lors des Jeux d’hiver d’Innsbruck en 1964.

Affichage du temps lors des épreuves de patinage de vitesse aux Jeux olympiques d’Innsbruck en 1964, avec les logos des marques Longines et Omega.
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L'affichage du temps lors des épreuves de patinage de vitesse aux Jeux olympiques d’Innsbruck en 1964, avec les logos des marques Longines et Omega.Image: Archives nationales norvégiennes

La diploma­tie à l’épreuve de la concurrence

L’année 1964 marque un tournant dans le lien historique entre les Jeux olympiques et les entreprises phares de l’industrie horlogère suisse. Elle montre également que l’histoire du chronométrage aux Jeux olympiques, comme dans le sport en général, n’est pas exclusivement suisse, bien que l’industrie locale aime à la présenter sous cet angle.

A partir des années 1960, le chronométrage sportif devient une arène où s’affrontent les industries horlogères suisse et japonaise. Le comité d’organisation des Jeux de Tokyo 1964 désigne Seiko, entreprise japonaise leader dans la technologie du quartz, comme partenaire officiel. Cette société, qui investit de larges sommes dans le développement de montres et d’appareils de chronométrage sportif, profite également de sa présence aux Jeux pour accroître ses ventes dans le segment des montres-bracelets.

L’industrie horlogère suisse, Omega en tête, avait au cours des années précédentes bénéficié des liens étroits noués entre l’industrie et le CIO. En 1964, lorsque Seiko abolit le monopole suisse du chronométrage olympique, les entreprises horlogères suisses empruntent les voies de la diplomatie pour rétablir la suprématie du pays dans le domaine. Il s’agit alors pour les diplomates de faire pression sur les pays organisateurs d’événements sportifs internationaux afin qu’ils optent pour des chronographes suisses. Cette tactique se révèle notamment fructueuse dans le cadre des Jeux de Mexico 1968, où Omega assure de nouveau le chronométrage. La Fédération de l’industrie horlogère suisse (FH) était l’une des forces motrices derrière cette stratégie.

Affichage mobile du temps avec publicité de Seiko lors du marathon de Tokyo, 2016.
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Un affichage mobile du temps avec publicité de Seiko, lors du marathon de Tokyo, 2016.Image: Wikimedia

Parallèlement à la menace de la concurrence japonaise, un autre problème préoccupe la FH: la lutte qui s’opère entre les entreprises horlogères suisses, notamment Omega et Longines, qui se disputent par exemple le chronométrage des Jeux de Munich en 1972. Omega finit par se retirer à la suite de conflits, et Longines prend le relais en partenariat avec la société allemande Junghans.

Après diverses tentatives, notamment depuis 1964, d’unir les forces dans le domaine du chronométrage sportif au sein de l’industrie horlogère suisse, l’épisode de Munich pousse la FH, Omega et Longines à fonder la société Swiss timing en 1972. Celle-ci est dès lors responsable de porter l’innovation technique du chronométrage sportif au sein de l’industrie horlogère suisse, et fera partie du Swatch group dès 1983, alors fondé dans le sillage de la crise de l’industrie horlogère suisse.

Sur le terrain, ce sont néanmoins toujours les noms de grandes marques qui apparaissaient sur les tableaux de temps des Jeux olympiques. Les entreprises suisses Longines, Omega ainsi que Heuer alternent avec Seiko dans le rôle de chronométreurs officiels.

Toujours plus précises

La concurrence continue de stimuler l’innovation dans le domaine du chronométrage électronique: on voit ainsi la possibilité de traiter par ordinateur les données générées lors du chronométrage à partir des années 1980, le développement d’émetteurs portés par les athlètes, par exemple en patinage de vitesse, transmettant les données en temps réel à partir des années 2000, ou encore la mesure toujours plus précise du temps, jusqu’au millionième de seconde près.

Les 30 chronographes à rattrapante et l’unique horloger responsable de leur précision lors des Jeux de Los Angeles en 1932 ont été remplacés, dans l’intervalle ayant mené aux Jeux d’été de Tokyo 2021, par près de 400 tonnes de matériel, 200km de câbles et de fibre optique, 85 écrans d’affichage du temps, ainsi que près de 500 collaborateurs et 900 bénévoles chargés d’assurer un chronométrage irréprochable sur place et à la télévision. Omega, à nouveau le partenaire horloger officiel du CIO pour toutes les compétitions olympiques depuis 2006, possède un contrat exclusif pour le chronométrage des Jeux jusqu’en 2032, année du 100e anniversaire des Jeux de Los Angeles.

A l’occasion de son 90e anniversaire, l’entreprise Omega avait présenté en 2022 une luxueuse montre de poche rendant hommage aux chronographes à rattrapante de 1932. Dans la perspective de son centenaire, d’autres campagnes commerciales soulignant la tradition de l’entreprise en matière de chronométrage sportif devraient voir le jour. Il s’agira vraisemblablement de mettre l’accent sur les notions de tradition, de précision et d’innovation, plutôt que d’évoquer les luttes internes à l’horlogerie suisse ou le bras de fer diplomatique engagé avec les concurrents japonais afin de les tenir en respect.

Swiss Sports History

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Ce texte est le fruit d’une collaboration avec Swiss sports history, le portail consacré à l’histoire du sport suisse. Ce dernier a pour vocation de fournir des services de médiation scolaire ainsi que des informations aux médias, aux chercheurs et au grand public. Pour en savoir plus, rendez-vous sur sportshistory.ch.

Cet article repose notamment sur les travaux d’historiens suisses dont Pierre-Yves Donzé, Gianenrico Bernasconi, Marco Storni ou encore Quentin Tonnerre, qui s’intéressent à des thématiques comme la mesure du temps dans le domaine sportif, ses aspects diplomatiques ou la concurrence entre les industries horlogères suisse et japonaise.
>>> Plus d'articles historiques sur: blog.nationalmuseum.ch/fr
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blog.nationalmuseum.ch/fr/2023/05/les-chronographes-suisses-aux-jeux-olympiques
Les Jeux olympiques de Tokyo, en images
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Les Jeux olympiques de Tokyo, en images
Les feux d'artifice au-dessus du stade olympique, lors de la cérémonie d'ouverture le 23 juillet.
source: keystone / keystone
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