Kanye West, le rappeur bipolaire, quatre fois père, antisémite, erratique, problématique, incontrôlé et incontrôlable, perturbant et perturbé, déroutant et dérouté, affublé comme s'il participait éternellement à une expérience sociologique sur une lointaine planète inhabitée, a sorti un nouvel album.
C'était ce samedi 10 février 2024, après pléthore de ratés à l'allumage. C'est surtout vingt ans (jour pour jour) après son tout premier disque, The College Dropout. Vingt ans après dix nominations aux Grammy Awards. Vingt ans après le «Meilleur album rap». Vingt ans après le «Meilleur morceau rap» pour Jesus Walks. Vingt ans après une production fantastique et des rimes qu'on vient de décider qu'elles seraient à moitié prophétiques.
Ce nouvel album s'appelle Vultures Volume 1. Il a été imaginé à deux têtes avec le prometteur Ty Dolla $ign, possède seize titres et réunit Timbaland, Travis Scott, Playboi Carti ou sa fille North. Sur la pochette, Kanye West apparaît masqué et accompagné des fesses de son amoureuse, Bianca Censori. Dans le disque, on parle voitures, argent, polémiques récentes, réincarnation et anus de Taylor Swift. C'est souvent puéril, parfois nauséabond et ça ne gagnera pas le Goncourt. Ni le moindre Grammy.
Et là où on est un peu gêné, c’est qu’il n’est pas à jeter.
Même Will Hodgkinson, du Times, pourtant suffisamment bien assis pour le qualifier de «désastre sans charme», parvient à lui concéder quelques qualités. Certes, Will Hodgkinson est dur. Mais il est surtout passablement isolé. Deux jours après la sortie de Vultures Volume 1, qui abrite (au doigt mouillé) au moins quatre bonnes surprises, aucun autre média traditionnel n'a daigné encore larguer un avis, hormis The Gardian. Pitchfork, dont c'est le gagne-pain, promet une review «dans les jours qui viennent». Laissons-lui cela, Kanye West a réussi à produire un plus grand malaise en sortant un album de rap qu'une ânerie malodorante.
Le New York Times, sans prendre complètement la tangente, s'est reposé sur la séance d'écoute (sold out) organisée à l'UBS Arena vendredi.
Mais surtout sur les groupies de la première heure.
De vieux fans, qui, pêle-mêle, ont dû «justifier» leur présence à «certains» de leurs «proches» ou se «replonger» dans «les albums et l'amour des débuts», pour oser dépenser 140 dollars et s'engouffrer dans une salle «remplie de Gen Z» et de rimes problématiques. Beaucoup d'autres se retrouvaient autour d'une énigme dont seul Ye a la clé: «Est-ce qu'il dit tout cela parce qu'il le pense ou parce qu'il aime juste être controversé?»
Bien sûr, dans ce Vultures Volume 1, tout n'est pas bien. Hormis des textes qui dansent en rythme avec ses nombreuses casseroles, pas mal de paresse, de facilités et de vieux cierges rallumés au briquet qu'on trouve sous le canapé. Mais Kanye l'aventurier est toujours (ici et) là, bien que planqué derrière des jeux de mots qui gâchent tout. Celui qui expérimente, empile, distord, distend, arrange à l'envers, dérange à l'endroit. Au lieu de se lancer dans une critique de l'album (comme on se jetterait du haut de rien pour n’atterrir nulle part), on s'est concentré sur un seul morceau.
A la fois le plus injurieux et le plus réussi. (Quand on vous dit qu’il ne nous aide pas.)
Pour faire simple, c'est dans Carnival qu'on trouve l'anus de Taylor Swift (mais pas que). C'est aussi dans Carnival qu'on trouve tout ce qui, musicalement, avait fait de Jesus Walks le «Meilleur morceau rap» aux Grammy, vingt ans plus tôt. Et pas seulement parce que West a décidé de réanimer son riff de guitare emblématique, pour le catapulter dans ce titre braisé où gambadent Rich The Kid et Playboi Carti. Les deux morceaux sont construits sur des chœurs mâles, obsédants, malsains, redoutables. Entre la route vers une guerre sale et le chemin vers le stade, mais les kilomètres s'avale en cagoule.
Carnival, comme Jesus Walks, suscite des haut-le-cœurs et de bas instincts. C'est méchant, taillé au couteau de boucher, archi reconnaissable et profondément Kanye West.
Hélas. D'un côté, des questions à Jésus. De l'autre, «Je suis le nouveau Jésus, salope, je transforme l'eau en cristaux». Deux décennies pour se prendre pour celui que l'on questionnait, certains diront que ce n'est pas énorme. Les autres considéreront que c'est bien assez pour devoir traîner sa croix et surtout ses apôtres par la peau des fesses, alors qu'en 2004, ils tombaient tout seul. Sous le charme. La vie de Vultures Volume 1 se fera sans balise, dans la marge, mais avec tout de même près de 60 millions d’écoutes et en une seule journée. Jusqu'à la sortie du Volume 2, en mars, puis du Volume 3, en avril. Si Dieu le veut. (Qu'importe lequel.)