Le marketing mène à tout. Il a en tout cas incité une institution bancaire nationale à fabriquer de véritables flacons de parfum. Avec «Crypt Eau de Parfum», PostFinance n'affiche pas seulement un mauvais jeu de mots, mais la volonté de fourrer des cryptomonnaies dans la poche des jeunes Suisses.
Le hic, c'est que les monnaies numériques sont impalpables et encore passablement peu concrètes pour le grand public. La filiale bancaire de La Poste a donc décidé de catapulter ses hypothétiques futurs clients dans l'ambiance d'un vulgaire centre commercial. Pourquoi? Pour que vous soyez en mesure de tester, de toucher et de humer l'argent qu'elle aimerait vous faire dépenser. (Oui, c'est compliqué.)
Non seulement ce petit flacon existe pour de vrai, mais sa génitrice en est bruyamment fière. Sur son site officiel, PostFinance considère toute seule que sa trouvaille est «sans précédent, inédit, unique».
Une sacrée branlette pour une idée qui, en plus, n'est pas tout à fait «sans précédent, inédit, unique». Pas plus tard que le 8 mars dernier, à l'occasion de la journée internationale du droit des femmes, la plateforme d'échanges de cryptomonnaie Binance sortait, elle aussi, sa fragrance (plus) sobrement baptisée CRYPTO: «Un nouveau parfum qui servira à entamer des conversations avec le public sur ce qu’il faut faire pour combler le fossé entre les hommes et les femmes». Enfin, ça, c'était l'objectif affiché.
En vérité, il s'agissait surtout d'accaparer une date féministe, afin de rameuter une clientèle qui semble encore échapper au paquebot des cryptos.
Ce concours est important dans le processus. Car PostFinance ne s'est pas non plus borné à parfumer son public cible, avec les 1000 exemplaires de «Crypt Eau» qu'elle fourgue gratuitement dans ses succursales. Jusqu'à fin avril, les jeunes ont la possibilité de gagner trois bitcoins, moyennant «l'achat de cryptos pour un montant de 100 dollars». Là encore, quand la filiale de La Poste s'adresse à la génération connectée, le tutoiement et les mèmes sont de sortie. Quitte à tacler, au passage, ses propres comptes d'épargne «rongés par l'inflation».
Avec l’inflation, l’argent perd de sa valeur. Mais quand on l’investit, il peut faire des petits. 💸 Tu prends le risque, ou tu passes ton tour? 🤔 #thinkcrypto pic.twitter.com/ZIqfRB4GDB
— PostFinance (@PostFinance) March 20, 2024
On a eu beau chercher, la firme est (très) pingre en avertissements et conseils. PostFinance a donc simplement dégoupillé une campagne destinée à la jeunesse suisse, qui pue littéralement le fric. Comme l'a très bien dit Le Temps dans un commentaire, «son choix d’accompagner cette offre d’une campagne marketing dont le seul objectif est de pousser à l’achat est discutable de la part d’un établissement en mains publiques».
...Y a quoi dans ce parfum? Très peu d'humilité et pas mal d'esbroufe. En jetant un oeil à la description du produit, on découvre qu'on a affaire à «de la bergamote, de la menthe et de la lavande, qui symbolisent la sécurité». Et que PostFinance s'est reposée sur l'IA pour trouver fragrance à son pied. Bon.
Pour la fabrication du parfum, la firme a dérangé (et payé) un «parfumeur avec vingt-cinq ans d'expérience». Et la vidéo qui décortique tout ça est à la hauteur du reste: grandiloquente et dénuée d'humour. Selon Uwe Manasse, «la coriandre évoque la vitesse, mais aussi les billets de banque» et la lavande, ce serait pour rappeler «la confiance à l'égard de PostFinance». Histoire de rentabiliser son curriculum vitae, Uwe s'est évidemment permis une petite touche personnelle:
Chez watson, impossible de laisser passer cette campagne sans goûter au fruit défendu. N'écoutant que notre courage (et notre amour pour les échantillons gratuits), on se rend donc dans une succursale de PostFinance. «En auront-ils encore en stock?», se dit-on en chemin. Mille exemplaires pour toute la Suisse, c'est maigre.
Une fois sur place, hors de question de feindre une quelconque envie d'en savoir plus sur les cryptos: «Bonjour, vous avez encore des parfums?» Nous aurons droit à une réponse détournée, nous suggérant de patienter jusqu'à ce qu'un conseiller se libère. Soit. On s'assied alors avec la désagréable impression qu'on repartira avec 100 dollars de cryptos dans la poche.
Dix minutes plus tard, notre conseiller est non seulement libre, mais (très) jeune et moyennement emballé par notre excitation. On décide alors de jouer le jeu du marketing, en dégainant une question beaucoup trop vague:
Dans ses yeux, le désarroi. Derrière lui, un petit amoncellement de parfums. Hourra. Alors que le pauvre jeune homme semble chercher ce qu'il faut (ne pas) raconter, nourrissant le malaise de mots incohérents mâchouillés à voix basse, on réduit le champ des possibles: «Dois-je acheter des cryptos pour avoir un parfum?»
En nous jurant que non, il parvient tout de même à nous glisser qu'acheter des cryptos, c'est «très facile sur l'application PostFinance». Nous voilà rassurés. On prend poliment congé (et le flacon), avant de rebrousser chemin, convaincu que cette campagne n'a pas attiré autant la foule qu'un concert de Taylor Swift.
Rangée dans un carton rectangulaire de couleur taupe (la nouvelle lubie de PostFinance), une petite bouteille toute en rondeur s'offre à nous. Le capuchon et le logo sont argentés, «symbolisant la pièce de monnaie», selon Uwe Manasse. Dans la rédaction, c'est la circonspection. «Un parfum de La Poste?», «Moi, je connais le parfum de Victorinox», «Je peux essayer?».
On abandonne le flacon aux curieux.
Bof, bof. Evidemment, ça sent surtout la moitié d'arnaque pour nous inciter à acheter des produits financiers. Hélas (pour PostFinance), c'est un produit d'appel que le public cible n'a jamais eu l'idée de désirer. Quel gamin de 20 ans a un jour rêvé d'embaumer une boîte de nuit avec un parfum de La Poste? L'institution bancaire a peut-être simplement voulu s'inspirer des réussites marketing de M-Budget ou de Lidl avec ses baskets colorées, mais, comme disait Paco Rabanne, «un parfum doit être aussi empreint de sens que léger à porter».
Ici, c'est assurément un coup dans l'eau (de parfum).