Trois décennies que l'homme à tête de choux s'en est allé. Le 2 mars 1991, Gainsbarre se barre sans crier gare. La nouvelle tombe dans la nuit du samedi au dimanche, enfermé chez lui entrain de composer, il est retrouvé gisant vers l'éternel, parti – comme dit si bien Verlaine – «aux vents mauvais». Un choc, mais pas une surprise tant l'artiste a brûlé la vie par les deux bouts.
Les dernières années, Gainsbourg a cédé beaucoup de place à Gainsbarre, son alter égo, augmentant toujours plus les excès, entre alcool et volutes bleues de gitanes, succombant aux appels des sirènes des limbes du monde de la nuit. Il y a eu déjà des alertes, la Mort a frappé à sa porte pour l'avertir à plusieurs reprises. En 1973, une première crise cardiaque; 1989, lourde opération du foie; puis autre infarctus et nouvelle hospitalisation.
Entre appétit de vivre et mal être compulsif, Gainsbourg a jonglé avec ses états d’âme, comme il le fut avec sa carrière. C'est la raison pour laquelle certains artiste restent eternels, restant à jamais de pair avec l’incandescence de leur oeuvre.
Gainsbourg, qui a vécu de longues années au 5, rue de Verneuil à Paris, en face du cabinet de psychanalyse de Jacques Lacan, ne fut jamais psychanalysé, ayant appris l'art de l'esquive. «Je suis né sous une bonne étoile. Jaune» en rapport à l’étoile porté par les juifs durant l'occupation allemande. Né à Paris en 1928, il est le témoin de la perversité humaine. Cette période le terrorise et modèlera l'artiste.
Le jeune Lucien Ginsburg admire Cézanne, Courbet, Dali et surtout Francis Bacon et passe ses dimanches au Louvres. Durant ses études de peintures aux Beaux-Arts de Paris, ses profs lui prédisaient un avenir brillant. Mais comme son père l'averti «qu'on crevait souvent la dalle en essayant de vivre de sa peinture», il lui fait prendre des cours de guitare. C'est un gitan qui lui apprend, l'oreille tendue vers le génie de Django Reinhardt. La musique, comme une évidence, vient très vite s'inviter dans la vie de Lucien.
Lucien renonce à sa passion et à son rêve de devenir un artiste peintre en 1958. Pétrifié par l'influence des grands maîtres et sa peur paralysante de l'échec, il veut atteindre LE niveau de perfection impossible. Il brûle toutes ses toiles, il a 30 ans.
Il choisi le pseudonyme de Gainsbourg en référence au peintre Thomas Gainsborough, et ne veut plus être appelé Lucien car «ça fait trop coiffeur pour dames».
Au tout début de son nouveau métier, voulant sans doute oublier les années d'errance et de déception, tout s'est passé très vite entre le moment où il a vu Boris Vian sur scène, le fameux déclic, et celui où il a écrit et composé Le poinçonneur des Lilas.
Vian et Gainsbourg ont une chose en commun. Ils inventent quelque chose qui n'existait pas avant eux: une nouvelle manière d'être artiste. D'ailleurs, ils ne le cachent pas, les deux hommes n'aiment pas la chanson. Vian en fait parce que ses livres ne marchent pas, et pour Gainsbourg la peinture est une impasse.
En 1958, Gainsbourg est découvert au cabaret Millord L'Arsouille, et fera par la suite sa première apparition télévisée où il interprétera son légendaire Poinconneur des Lilas.
Le génie qu'il n'a pas eu dans la peinture, il l'a finalement dans la musique et la chanson. Le succès qu'il n'a pas eu dans «son» art majeur, il l'aura dans un art qu'il pense mineur: la chanson.
Cynique, opportuniste aussi, il aura surfé sur la vague yéyé des 60's, offrant des chansons à Françoise Hardy, France Gall, Bardot et compagnie. Son personnage provocateur façonna sa gloire. Son grand tube érotique, Je t’aime… moi non plus, composé pour BB, fut interprété en duo avec Jane Birkin. Leur couple aura été mythique de 1968 à 1980.
Ses mélodies puisaient leurs accords du classique, au jazz, au rock, au funk, au rap, mettant la chanson française à l’apothéose de sa modernité. Il osait tout, allant jusqu’à transformer La Marseillaise en hymne reggae sous les hauts cris de vétérans des deux guerres qui ne voulait pas voir le monde changer via la verve d'un homme aux allures négligées.
Ivre avec la cigarette au bec, grossier, invité sur les plateaux télé pour choquer les bourgeois. La postérité se souviendra du Gainsbarre des derniers temps, brisé et plein de rage – sans pour autant oublier l'artiste que fut Gainsbourg.
Car une chose est sûre, c'est que Serge, façonné par un XXe siècle de violence et d’excès, est entré au Panthéon des artistes qui restent éternels. Trop bizarres pour vivre, et trop rares pour mourir.