Nous sommes le 8 avril 1994 et la maison de Kurt Cobain truste les flashs infos. Les images, sales et anxiogènes, sont chassées depuis des collines avoisinantes ou des hélicoptères. Les objectifs forcent sur la fonction zoom. La propriété en question n'a rien du manoir tapageur d'une star du rock. Immense, mais humble. Le trop vaste cocon de Kurt, protégé par une dense ceinture de verdure et niché au bord d'un boulevard bucolique de Seattle, fait pourtant bien la une.
Comme la vulgaire baraque d'un P. Diddy à L.A.
Quelques heures plus tôt, un pauvre électricien de passage tombait sur le corps du fondateur de Nirvana, inanimé, sur le sol boisé de sa verrière. Non loin, un fusil, un cendrier, des calepins griffonnés. Les autorités annonceront plus tard qu'il gisait ainsi depuis le 5 avril.
Devant le poste, maman est nerveuse et aligne les Marlboro Light 100's, dans sa vieille robe de chambre. Elle sait qu'une fois mes pupilles sur l'écran de télé, mes joues se noieront dans les larmes. Ce seront les éclats de voix de Claire Chazal, à plein volume et au Journal de 13h de TF1, qui aimanteront mon attention jusqu'au séjour.
Ce jour-là, malgré la distance qui les sépare de la bouillonnante côte californienne, caméramans et paparazzi seront, hélas, aussi réactifs que la police scientifique. Le jean dégueulasse, les Converses basses, la peau laiteuse. C'est Kurt. Il est blessé? Mort? C'est quoi? Une overdose? Pour conserver une vaine contenance que maman avait perdue depuis longtemps, je me concentre sur des détails dérisoires et des questions factuelles, que la daronne refusera d'attraper en vol. Cette image, terrible, aura le goût métallique d'une lame dans un foie:
Nos nerfs sont à vif. Et pas seulement parce que les journalistes français, stoïques, se montreront incapables de prononcer «Keurt» correctement. Il faut dire que nous n'apprenions pas le décès d'une personnalité dont on a vaguement apprécié un disque. Ce 8 avril 1994, pile un mois avant mon seizième anniversaire, sans parachute et sans prévenir, mère se doutait bien que j'allais basculer dans une douleur inexplorée jusqu'ici. Un déchirement physique, la poitrine en tenaille, le cœur en détresse.
Perdre son héros, celui que l'on croit connaître mieux que soi-même, c'est pleurer une absence sans même avoir eu l'intime. C'est questionner l'amour sincère que l'on porte à tous ceux qui nous ont guidés, de loin, par la seule force de leurs mélodies.
L'angoisse est diffuse, la tristesse difforme.
A 16 ans, si la chance nous sourit, on perd un mentor avant de perdre un oncle. Et la mort n’est qu’une lointaine et grise théorie, que les adultes peinent déjà à digérer. Si bien que, malgré la présence bruyante de Claire Chazal, je me sentais à la fois seul et ridicule.
Grâce à Kurt Cobain, j'avais offert une surprenante dignité à mes cheveux sales et indociles. Grâce à Kurt Cobain, les footballeurs et les gars populaires perdaient enfin l'avantage à l'école.
A cause de Kurt Cobain, soyons francs, j'avais aussi redonné vie à l'infâme gilet de papa et commencé la clope. En quelques années, le grunge achèvera le hard rock de stade et ses ventilateurs à esbroufe, rangeant Guns N' Roses dans le tiroir des souvenirs un peu grotesques. En classe, on s'échangeait des cassettes pirates, commandées à grands frais et au grand dam d'un Kurt qui rageait à l'idée que des filières mal intentionnées se sucrent sur le dos de ses fans.
Sur les bandes, de mauvaises captations de concerts ou des inédits qui, bien plus tard, gaveront des coffrets beaucoup trop propres.
A la maison, il n'était pas rare que Smells Like Teen Spirit vienne perturber le ronronnement envahissant de l'aspirateur. Car maman, elle aussi, adorait ce «beau gosse» aux yeux clairs, hypocondriaque, shooté et pas qu'aux médocs, dépassé par sa propre existence. Ce «gentil» qui «hurle des poèmes». Elle avait tout compris, la mère. Trop, même: «Il a tout pour plaire, c'est du gâchis qu'il soit si malheureux», qu'elle me glissait souvent, sans doute pour évaluer discrètement ma difficile relation au bonheur.
Sans incarner le rebelle en toc ou se hisser en militant autoproclamé de tout ou de rien, Kurt Cobain insufflait accidentellement un peu d'espoir, de franchise et de provocation, dans un monde qu'il sentait gorgé d'abrutis, d'opportunistes et de connards. Rejeté par ses parents après leur divorce, collégien SDF, l'enfant maudit criblé de douleurs et de talents n'aura pas le temps de réaliser qu'il était un ange pour les autres.
Pour nous.
Celui qui a décidé de s'ôter la vie d'une seule balle dans la tête a sauvé, totalement malgré lui, la vie de millions d'adolescents. Des gamins étouffés par un mal-être diffus, pas encore scrupuleusement ausculté comme aujourd'hui, qui trouveront le salut dans des refrains.
Et puis, maman s'en voudra toute sa vie. Deux mois avant ce terrible 5 avril 1994, elle me privera d'un concert aux patinoires du Littoral, à Neuchâtel, pour cause de vacances familiales à la neige. «Oh, ça va, il reviendra en Suisse ton Kurt.» Il ne reviendra pas. Et jamais je ne verrai Nirvana en concert.
Ma fille Charlie s'approche des quatorze printemps. Sur ses épaules, comme une deuxième peau, un T-shirt oversize de Nirvana qu'elle n'hésite jamais à saloper d'un assaut de sauce barbecue. Les autres, tous les autres, attendent leur tour dans une armoire squattée par un sweat MTV, une version H&M d'Iron Maiden ou un top Barbie à 10 balles.
Au pied de l'adolescence, les goûts et les couleurs ont tendance à se boire comme des milkshakes trop chargés.
Quand je lui demande comment elle a bien pu trébucher sur un morceau de ce vieux trio de Seattle, entre une vidéo TikTok et un tube de Rosalía, elle sèche. «C'est peut-être toi, peut-être maman, je sais plus.»
Bien sûr qu'elle a conscience que «le groupe est vieux», mais «genre, quand j’écoute, j’ai l’impression que c’est aussi un peu de mon époque, ça dépend des musiques». Comme quoi, nul besoin de savoir épeler «intemporel», pour en ressentir la magie. Si les déflagrations brouillonnes de School (1989) m'avaient mené jusqu'à la guitare électrique, c'est Breed (1991) qui catapultera ma progéniture derrière sa première batterie, il y a une petite année.
Chacun ses armes, toujours la même cible.
Encore trop jeune pour vouloir comprendre un suicide vieux de trente ans ou même dévorer le Journal de Kurt Cobain, qu'elle a «commencé, vite fait», Charlie ne connaît «pas trop» son histoire, mais adore ce qu'il «a fait, sa musique, tout». Le temps a fait son œuvre, Claire Chazal ne présente plus le Journal de 13h, vivre trop vite et trop fort n'est plus tellement à la mode.
Demeurent les refrains déchirants et le lyrisme impénétrable.
Les paroles? «Je les lis, mais des fois je ne comprends pas tout, parce qu'il fait beaucoup de métaphores». Difficile d'en vouloir à quiconque de ne pas parvenir à percer le mystère de ces «orchidées mangeuses de viande qui ne pardonnent à personne», pour ne citer que le deuxième couplet de Heart-Shaped Box.
Un handicap qui n'empêche pas cette grande gosse de débiter «plein de chansons par cœur», parfois surprise que j'en connaisse moi aussi la moindre syllabe, quand elle m'entend chantonner Aneurysm en coupant les oignons.
En 2024, Nirvana, ce n'est pas Taylor Swift ou Billie Eilish. Rarement remixé à Ibiza, son répertoire se déguste aujourd'hui à l'abri des hit-parades, en pleine crise de nostalgie ou comme un défouloir en terrain connu. Avoir 14 ans et épuiser les tympans de ses potes avec les raclements de gorge de Come As You Are ou Lithium n'a donc rien de très ordinaire. «Je connais quelques personnes qui écoutent Nirvana, mais la plupart ne connaissent carrément pas ou n’écoutent pas.»
Kurt Cobain, trente ans après sa mort, c'est une caution immaculée, une authenticité endurante. Les jeunes musiciens s'en revendiquent et ses fans sont désormais indétectables. C’est un talent qu'on aime afficher, par exemple sur le torse, pour pouvoir dire «j'ai grandi avec lui», pour rattraper le temps perdu ou, parfois, pour faire le malin.
En 2015, quand Justin Bieber se pointera aux MTV Music Awards flanqué d'un T-shirt collector, estimé à 3 000 dollars et célébrant la sortie du single Heart-Shaped Box, les fans (et la veuve de Cobain, Courtney Love) vont bondir au plafond. Comment un freluquet de la pop ose-t-il salir ainsi la mémoire d'un rockeur? Un débat sans fin, mais un peu vain: Nirvana, comme les Beatles, les Stan Smith ou les œufs brouillés, n'appartient à personne. Et donc à tout le monde. N'en déplaise au principal intéressé, qui a toujours détesté l’idée de pouvoir réunir les peuples.
De Kanye West à Dakota Johnson, en passant par Ben Affleck, Gwen Stefani et votre voisine du dessous, le smiley jaune poussin dessiné par Kurt (et pompé sur le logo d'une boîte de strip-tease de Seattle) habillera encore longtemps la planète.
Si le rock a disparu des radars populaires et de la grande scène du Paléo, Cobain coule encore à flux tendu dans des veines bigarrées et consentantes. Comme celles de ma gamine, qui rêve tout aussi fort de boire un sirop avec Angèle ou de recevoir un MP de l'influenceuse Charli D'Amelio.
Car la grande force de l'ange noir du grunge, c'est d’avoir su installer sa rugueuse poésie dans des cœurs qui n'ont pas besoin de se shooter à l'héroïne pour la comprendre.
Le 14 mars dernier, Vogue en rajoutait une dernière couche en affirmant que la «Nirvana Cut» était la coupe de douille la plus tendance en 2024, citant Jennifer Aniston, Emma Stone, Isabelle Huppert et Sydney Sweeney en ambassadrices.
Ma fille n'a pas encore craqué pour un stupide carré allongé à la Kurt Cobain. La distorsion et le volume se suffisent à eux-mêmes. Hélas, bien calé dans un coin de sa poitrine, il subsiste un creux, à jamais béant, qui rejoint celui de son père: