Nous sommes lundi 30 mai 2022, il est 17 heures et des poussières. Je bosse tout en regardant d'un œil ton match à Roland-Garros. Un œil seulement, parce que tu ne joues «que» les huitièmes de finale. Contre un Danois de 19 ans que les commentateurs de France 2 n'arrêtent pas d'appeler «le Danois de 19 ans», tellement ce type n'est pas censé te battre. Mais soudain, tu perds. Comme ça, bêtement, sèchement, dès la première balle de match. Et tout s'écroule.
Et même si je t'aime encore, entre nous, quelque chose s'est brisé. Non, ce ne sont pas tes raquettes. Je m'en fous des raquettes que tu fracasses avec la grâce, malgré tout, d'un aigle. Je crois que ce que tu as brisé, c'est mon cœur.
Tu faisais une belle saison sur terre battue. Tu gagnes à Monaco. Tu vas en quart à Barcelone, en demi à Madrid, puis en finale à Rome. Jusqu'ici, tout va bien. On t'attendait surtout à Paris, où tu flanches l'année passée contre un certain Novak Djokovic. Mais finalement, voilà que tu trébuches dès les huitièmes contre «un Danois de 19 ans».
Stefanos, j'ai envie de te soutenir, de t'aider, t'essuyer les larmes avec un mouchoir (et ta sueur avec mes cheveux). Je sais que je n'ai pas le droit de te lâcher maintenant, dans l'adversité. Mais lorsque tu flirtes avec la bande du filet, c'est surtout avec les limites de mon amour que tu flirtes. Je n'ai pas ton endurance d'athlète, la fougue de tes 23 printemps, ton immortalité de dieu grec descendu de l'Olympe pour faire virevolter dans l'arène ton tennis acéré, tes boucles dorées et tes épaules carrées.
L'an dernier, tu dédiais ta finale perdue à ta défunte grand-mère. «La vie ne consiste pas à gagner ou à perdre. Il s'agit de profiter de chaque moment de la vie. (...) Cinq minutes avant d'entrer sur le court, ma grand-mère bien-aimée a perdu son combat contre la vie...» Aujourd'hui, à qui peux-tu dédier un match aussi nul? A ton plat de pâtes sans sauce pas assez al dente?
Stefanos, j'étais prête à appeler notre fils Stefanos. Et notre fille? Stefanos.
Mais je te propose un deal. On fait un (tie-)break. Jusqu'à Wimbledon. Tu ne pourras de toute façon que mieux faire sur le gazon londonien, puisque tu avais fait saigner mon cœur dès le premier tour l'année dernière. Stefanos, nous devons réapprendre à nous apprivoiser. Nous devons nous battre.
D'ici là, prenons un peu nos distances. Va taper quelques balles, va casser quelques raquettes, va apprendre à cuire des pâtes. Pendant ce temps, je vais encourager Rafa, mardi, en quart, face à Djokovic. Il te vengera. Et nous, on se retrouvera très vite sur gazon.
Allez, oublions ce match, pensons plutôt à demain, lorsque tu gagneras ton premier tournoi du Grand Chelem, et à après-demain, lorsqu'on vivra au bord de la Mer Egée et que l'on appellera nos enfants Stefanos I, II et III.
Ελάτε Στέφανος! ❤️