Elvira Nabioullina, c'est d'abord une dégaine. En un mot: austère. Des cheveux bruns qui tirent sur le roux, coupe au carré, regard droit sous ses éternelles lunettes cerclées de noir, col serré, visage fermé, rarement souriant. Voix feutrée.
Seule fantaisie? Une broche accrochée au revers de sa veste, adaptée à chacun de ses discours. Le choix de ce bijou, rapporte RFI, lui permet d'envoyer un signal fort aux marchés. Une colombe pour une baisse des taux. Une maison pour l'annonce du confinement. Un faucon pour le retour de la hausse des taux de la Banque centrale. La cigogne, connue pour sa résistance au gel et au froid, incarne le soutien de la Banque au secteur financier, durant la pandémie.
Le 28 février, alors que des sanctions occidentales dévastatrices viennent de faire chuter le rouble de 29%, Nabiullina s'est assise, la mine basse, à l'autre bout de la célèbre table de six mètres, aux côtés du cabinet économique de Vladimir Poutine. Pas de broche en vue. Pour son premier discours après l’invasion de l’Ukraine, Elvira Nabioullina a opté pour le noir. La couleur du deuil, suppose Le Monde. Symbole d'années de labeur pour sauver l'économie russe perdues. Des efforts ravagés par la guerre.
Car Elvira Nabioullina, c'est aussi, et surtout, une fonction: celle de présidente de la Banque centrale de Russie.
Lorsqu'elle est nommée en 2013 par Vladimir Poutine en personne, c'est une surprise. Personne ne s'y attend, raconte Franceinter. Elle devient alors la toute première femme directrice d'une Banque centrale au sein du G8, ce groupe de sept puissances mondiales, élargi à la Russie.
Rapidement, Nabioullina rafle tous les titres de la presse financière internationale:
La patronne de la Banque centrale russe détonne, et pas seulement, car elle fait partie des très rares femmes à posséder un véritable pouvoir dans une élite russe, où les hommes monopolisent les postes clés. Elle se distingue aussi pour être l'une des seules voix qui osent se montrer critiques envers certaines politiques gouvernementales de Poutine.
S'il est bien un mot qui revient sans cesse dans les portraits qui lui sont consacrés, c'est celui-ci: «courageuse».
A sa naissance, il y a 58 ans, rien ne laisse supposer du destin qui attend Elvira Nabioullina. C'est la fille d’une ouvrière et d’un chauffeur de bus d'origine d'origine tatare. Une bosseuse.
Engagée tôt dans le Parti communiste, la jeune diplômée en économie gravit les échelons. Ambitieuse, compétente, loyale, elle se faufile discrètement au sommet. Elle rejoint finalement le ministère de l'Economie, où elle accompagne les réformes lancées par le président Boris Eltsine. En 2000, elle devient Ministre du Développement économique.
C'est à ce moment-là qu'Ivan Samson, chercheur en sciences sociales à l'Université de Versailles, fait sa connaissance. Il l'a décrite au micro de RFI:
Outre l'économie et les questions d'innovation, Nabioullina se passionne pour la poésie symboliste française (langue qu'elle parle couramment). On la dit d'une «sensibilité rare» parmi les hauts fonctionnaires russes, comme l'écrit une correspondante du Temps en Russie, en 2019.
De sa vie privée, on sait peu de choses. Nabioullina cultive la discrétion. Selon Le Temps, elle est mariée au recteur de la Haute Ecole d’économie de Moscou. Ils ont un fils, également économiste.
Ce qui compte pour la directrice de la Banque centrale russe, c'est sa mission: gérer les réserves de devises et d’or de son pays. Et surtout, contrôler l’inflation.
C'est l'objectif qu'elle s'est fixé lors de son entrée en fonction à la tête de la Banque centrale russe. Après l'effondrement historique du rouble en 2014, à la suite du premier conflit entre l’Ukraine et la Russie et aux sanctions contre son pays, elle prend des mesures drastiques:
Déterminée, elle n'hésite pas non plus à se créer des ennemis au sein de l'élite financière russe, des oligarques et des industriels, qui veulent déprécier la monnaie nationale pour financer leurs affaires.
La banquière maintient sans faillir sa politique monétaire ultra-conservatrice. Un pari gagnant: elle parvient à stabiliser le rouble et à maintenir ses objectifs de hausse de prix. En quelques années, le pays renoue avec la croissance. La Russie lui doit en partie la sortie de la crise économique et financière en 2015-2016.
«C’est très impressionnant pour la Russie, qui n’est pas une économie développée», souligne Sergei Guriev, un ancien conseiller économique du gouvernement russe, interviewé par Le Monde.
Nabioullina est une professionnelle chevronnée. Ses compétences ne font aucun doute: «Elle est compétente, ouverte au dialogue, rationnelle», juge Sergei Guriev, qui a régulièrement collaboré avec elle.
Cette femme très discrète est en effet l’un des atouts majeurs dans la manche du chef du Kremlin.
Mais l'invasion de l'Ukraine a tout changé. La proximité qu'entretient le président russe avec sa banquière pourrait causer sa chute. A quel moment devient-on complice d’un régime meurtrier? «Existe-t-il, pour des technocrates russes compétents, d’autres choix que la fuite ou la compromission?» s'interroge Le Monde.
Jusqu'à présent, Elvira Nabioullina n'a pas commenté directement le conflit. Certains de ses amis affirment qu'elle partage l'horreur des événements en Ukraine.
Cependant, une chose est sûre: en permettant à la Banque centrale de Russie d'accumuler de très importantes réserves après le conflit de 2014, Nabioullina a contribué à financer la guerre que Poutine mène actuellement en Ukraine. Et ce, même si des proches affirment que cela allait contre ses principes.
Pour d'autres, la culpabilité de Nabioullina est évidente: «Elle fait partie du système russe. Elle ne s’inquiète pas de l’intérêt des Russes, mais de ceux du Kremlin», lâche au Monde Maximilian Hess, spécialiste américain de la Russie au Foreign Policy Research Institute.
Nombreux sont ceux qui estiment qu'Elvira Nabioullina ferait désormais mieux de démissionner. «La seule façon d'avancer pour elle est de fixer [les taux de change], de procéder à toutes les restrictions dès maintenant, d'apaiser la panique bancaire et d'envoyer sa lettre de démission. Ce faisant, elle sera une personne respectée dans le monde», a déclaré Valeria Gontareva, l'ancienne banquière centrale ukrainienne, citée par le Financial Times.
La rumeur veut qu'elle ait tenté de démissionner. L’information est impossible à vérifier.
Mauvais choix, estime Sergei Guriev: «Il est difficile, voire dangereux, pour elle de quitter son poste. Selon lui, Elvira Nabioullina est désormais allée trop loin. Elle ne peut plus abandonner le régime en place.
Nicolas Véron, cofondateur du centre de réflexion européen Bruegel à Bruxelles, interviewé par RFI, conclut ainsi:
«C'était l'incarnation d'une Russie compétente, réaliste, pragmatique, et qui arrivait à trouver un chemin soutenable en termes économique et financier. On sait aujourd'hui que cette vision était une illusion. (...) Tout ce qu'elle a essayé de faire a été détruit. »
Quant au Kremlin, il reste flou quant à l'avenir qu'il réserve à Elvira Nabioullina, la femme qui a tenté désespérément de sauver l'économie du pays pendant des années.