«En fait, j'ai beaucoup de respect pour la BBC». On pouffe jaune, tant la technique qui consiste à caresser l'ennemi avant (pendant ou après) sa mise à mort est un classique du cinéma à malfrats. Pour un journaliste, se frayer un chemin jusqu'à Elon Musk est un exploit en soi. Non pas que le milliardaire soit particulièrement mystérieux et inaccessible, mais sa détestation des médias généralistes est si profondément ancrée dans son épiderme que le jeune James Clayton aurait dû se méfier de ce cadeau empoisonné.
James Clayton, la trentaine, est un journaliste tech basé à San Francisco (siège de Twitter). C'est lui qui a été autorisé à rencontrer et interviewer Elon Musk durant plus de nonante minutes pour le compte de son employeur, la prestigieuse BBC.
Durant l'entretien, dans son regard, ses mimiques, ses rires nerveux et surtout ses silences confus, on suppose que le jeune homme est largement le plus impressionné des deux. On peut même sans risque parler de fascination: avoir le droit, enfin, de confronter le patron de la tech mondiale, celui que la planète courtise, assassine ou idolâtre, c'est sans doute difficile de planquer son plaisir. Surtout quand la tech, c'est son plus grand dada.
«Bien sûr, pourquoi pas ce soir?» C'est à la suite d'un bref échange par email avec le milliardaire que le journaliste a reçu son précieux carton d'invitation. Mais pas n'importe quel échange. Clayton avait sollicité Musk pour lui demander pourquoi la BBC avait été soudain flanquée, sur Twitter, d'un label lourd de sens, d'ordinaire réservé à la propagande russe ou nord-coréenne.
La BBC, un média sous le contrôle du gouvernement? Bien sûr que non. Musk s'amuse de ce qu'il considère comme un détail factuel, mais consent à modifier un brin cette étiquette qui avait empli de colère le célèbre média britannique en début de semaine. «Allez, essayons d'être précis», qu'il balance à James Clayton, hilare, avant de proposer ce qu'il considère comme un écusson plus juste: «Média financé par des fonds publics».
Cette petite mise en bouche raconte beaucoup de choses. Sur le milliardaire bien sûr, mais aussi sur l'entretien qui suivra et la fébrilité d'une sphère médiatique qui bataille tous les jours avec les comploteurs et la méfiance de l'opinion publique, galvanisée par les extrêmes: Elon Musk fait ce qu'il veut. S'il décide, d'un seconde à l'autre, d'accueillir le petit diable de la télévision britannique et «prophète de la pensée unique», c'est qu'il a une petite idée derrière la tête. C'est lui qui mène le bal, quitte à marcher sur les pieds du partenaire à la moindre accélération de la mélodie.
Dès sa propre validation, Musk avait l'échange bien au chaud au fond de la poche de son jean noir. Pour s'en assurer, il suffit de lire le témoignage un poil naïf de Clayton, publié dans la foulée de la rencontre, comme un mioche qui aurait fait un check à Mickey Mouse devant Space Mountain.
La BBC disposait d'à peine deux heures pour dégainer trois caméras et se rendre au 1355 Market Street et une condition fut imposée par l'hôte d'un soir: l'échange sera diffusé, en direct et en audio, dans un Twitter Space, histoire de maîtriser la totalité du scénario. Un final cut qui a été suivi par plus de quatre millions d'internaute sur Twitter et une clause qui a poussé la chaîne à faire de même, à l'antenne, encore une fois en toute hâte.
Plusieurs choses et c'est même plutôt intéressant. Musk a confirmé s'être senti obligé d'acquérir Twitter s'il ne voulait pas se voir traîner au tribunal par les anciens propriétaires: un juge était effectivement sur le point de le contraindre à acheter le réseau social, pour cause de déstabilisation boursière. Coïncidence, quelques heures avant l'entretien avec la BBC, on apprenait que ces mêmes dirigeants réclament aujourd'hui plus d’un million de dollars afin de rembourser des frais de procédures.
Le reste de cet étrange blabla presque impromptu verse dans la comm' d'entreprise à la Musk. Les premiers mois en charge de l'oisillon bleu ont été «pénibles», mais les «choses vont désormais raisonnablement bien». Les annonceurs seraient «de retour» et la société «atteint à peu près le seuil de rentabilité». Soit.
Plutôt de bonne humeur, le milliardaire a également évoqué son emploi du temps chargé, en admettant, amusé, qu'il dormait parfois sur le canapé de la bibliothèque, située au septième étage du quartier général californien. Si ses six premiers mois à la tête de Twitter ont été «des montagnes russes», cet entretien le fut aussi. Un manège conduit d'une main de fer par le principal intéressé, même quand il s'agissait de détendre l'atmosphère. Si Musk décide que l'on peut rire, on rira. Comme lorsqu'il hisse son chien Floki au poste de CEO de la société.
Mais tout n'a pas été que badinerie entre deux grands passionnés de tech qui se rencontre enfin. James Clayton, gonflé à bloc et surtout parfaitement conscient qu'il ne sera probablement jamais aussi exposé, n'a pas hésité à glisser les sujets qui fâchent sous le nez de son interlocuteur. Au programme, dictature sanitaire, désinformation, modération, discours haineux et RH chahutées.
Des sujets qui ont terminé de rendre compte de la maîtrise du patron de Twitter. Et James Clayton a coulé. A chaque fois que le journaliste tente de faire assumer les nouvelles règles et les changements de politique du réseau social depuis son rachat, Musk parvient à renverser les charges et clouer la prestigieuse BBC dans les cordes. Les discours de haine ont augmenté depuis qu'il est à la barre? «Pouvez-vous me donner un exemple?» Long silence embarrassé. «Eh bien, disons que je n'ai pas vu de discours de haine sur Twitter depuis un moment.»
ICYMI - BBC reporter caught out by Elon Musk on "hate speech."pic.twitter.com/oC5yOolPAP
— Disclose.tv (@disclosetv) April 12, 2023
Même topo sur les changements de politique en ce qui concerne la désinformation à propos du Covid. A juste titre, le journaliste soumet la disparition des bandeaux qui signalaient les affirmations douteuses. Pour toute réponse, James Clayton se ramassera une rafle de pressions et de questions auxquelles il aura toutes les peines du monde à répondre avec aplomb.
Mercredi, le patron de Twitter a, une nouvelle fois, prouvé qu'il était un monstre de communication, un colosse des affaires difficile à déboulonner, mais surtout un puissant gourou au discours limite. Coriace, intelligent, il a continuellement trois coups d'avance et n'hésite pas à mettre au tapis son adversaire à la moindre hésitation. Et sur Twitter Space comme dans une arène romaine. On rappelle qu'en début du mois, le compte officiel du New York Times avait perdu son vu bleu, accusé d'être un «journal de propagande» par Musk lui-même.
En jouant le jeu de l'interview supposément libre et bon enfant, en feignant une faveur surprise faite à un journaliste passionné de tech qui n'a manifestement pas eu le temps de se préparer, le magnat du futur a voulu afficher sa puissance et déstabiliser une prestigieuse enseigne médiatique. C'est malheureusement réussi. Et ce ne sont pas les nombreuses analyses et articles de fact-checking publiés toute la journée par la BBC qui changera le résultat d'un match passionnant, mais tristement inégal.