Une poignée de jours ont suffi pour que la dernière lettre de l'alphabet latin incarne soudain autre chose qu'une génération, un candidat à la présidentielle ou la signature pressée d'un justicier masqué. Le «Z» est aujourd'hui une arme massive de propagande pro-Poutine et d’un néo-nationalisme agressif. Un emblème sprayé sur des tanks, imprimé sur du tissu, poché sur des murs, mais surtout gravé dans les esprits.
Certains historiens et observateurs osent déjà y percevoir une esquisse de svastika russe, un embryon d'empreinte totalitaire comme le symbolise encore et toujours le blase gammé de l'Allemagne nazie. «Je crois que cette lettre "Z" est délibérément ambiguë: personne ne l'a expliquée officiellement, mais les gens comprennent eux-mêmes comment l'utiliser. Cela fait sa force. Et ça sème la peur chez ceux qui y voient une ressemblance avec des symboles fascistes», analyse notamment Taissia Krugovykh de l'ONG russe Memorial.
The letter “Z” is Russia’s version of the swastika.
— Jon Cooper (@joncoopertweets) March 26, 2022
Or, contrairement à l'emblème du IIIe Reich, le «Z» est une lettre. Une simple lettre. Une lettre qui n'en finit pourtant plus d'embarrasser l'Occident. Au point de faire désormais frémir n'importe quel technocrate du marketing un tant soit peu prudent. Alors que les internautes ont récemment recraché leur café en découvrant les courbes du dernier bijou de Louis Vuitton, le respectable assureur suisse Zurich anticipe un dégât d'image en abandonnant son logo historique sur les médias sociaux. Raison affichée? La peur qu'il soit «mal interprété».
En un petit mois de guerre sanglante, la propagande urbaine et virtuelle pro-Poutine a donc su injecter dans une seule lettre (que l'alphabet cyrillique n'utilise même pas) une dose suffisante de brutalité et de terreur pour glacer une bonne partie de la planète. Et, ainsi, dessiner à vitesse grand V les contours d'un étendard qui, aujourd'hui, écrase toute autre possibilité de signification. Une sorte de kidnapping par la langue qui, pour Gianni Haver, a fait naître en Occident une réaction «émotionnelle» et un «parti pris un peu idiot, car jamais nous ne ferons disparaître une lettre sous prétexte qu'elle est utilisée dans le cadre d’une guerre, aussi terrible soit-elle».
L'historien et sociologue des images à l'Université de Lausanne tient à relativiser l'importance actuelle du Z: «Personne ne peut prédire son évolution mais, pour l'heure, le comparer à la croix gammée, c'est un peu ridicule. Les symboles sont mouvants et ils incarnent ce que l'on veut bien y mettre. Initialement, la lettre Z n'a rien d'un symbole de propagande. Elle commence à le devenir une fois imprimée sur des t-shirts.»
Aujourd'hui, bannir le «Z», c'est brandir publiquement sa franche désapprobation de l'invasion de l'Ukraine. Mais si la compagnie suisse centenaire a gommé un bout de son histoire pour s'assurer une place confortable du côté du bien, elle participe aussi (et paradoxalement) à faire enfler ce qu'elle tente de dénoncer. «Par sa décision, Zurich grave un peu plus dans les esprits la signification russe du Z. Plus on stigmatise un emblème, plus il risque de s'inscrire dans la durée.» Gianni Haver met en garde:
Ce vent de désolidarisation a aussi contaminé la politique internationale. Comme autant de petits effets Streisand. A commencer par l'Allemagne: l'affichage du «Z» russe est devenu, vendredi dernier, une infraction pénale en Bavière et en Basse-Saxe. Le ministre de la Justice bavaroise, Georg Eisenreich, s'est justifié en assurant que le «parquet poursuivra avec fermeté les personnes qui défendent publiquement l’invasion russe en Ukraine.» De leur côté, des élus lituaniens semblent vouloir amorcer un virage similaire.
Pour Gianni Haver, c'est une preuve parmi d'autres que les Européens «se sont laissés guider par une émotion certes naturelle et compréhensible, mais trop forte. Se retrouvant aujourd'hui dans une espèce de surenchère de stigmatisation du régime de Poutine qui pourrait ne pas avoir l'effet escompté. On injecte dans la lettre Z toute l'aversion qu'on ressent pour l'invasion de l'Ukraine et nous participons ainsi à son renforcement».
Au début du conflit, le «Z» est apparu sur des tanks russes. Mais, très vite, la lettre s'est étendue. Des portes des habitations ukrainiennes (dans un objectif d'intimidation), au torse de certains sportifs russes affichant fièrement leurs soutien à Vladimir Poutine, en passant par des vidéos dans lesquelles des corps dessinent la lettre maudite dans des chorégraphies de propagande. On voit même des écoles commencer à glisser des «Z» sous les yeux des petits écoliers russes. Mais ce qui devrait déterminer la longévité du symbole, c'est d'abord la durée de la guerre, selon Gianni Haver.
Et puis, enfin, depuis quelques jours, un pochoir condamnant la lettre maudite fait son nid dans les rues ukrainiennes et chez les activistes anti-guerre. Un tag qui rappelle cruellement celui dénonçant le nazisme depuis des dizaines d'années.
Un mois après le début de l'agression de l'Ukraine par Poutine, le «Z», qu'il soit arboré, banni ou condamné, n'a pas fini de faire parler de lui. Pour preuve, aujourd'hui mardi, le ministre ukrainien des Affaires étrangères appelle officiellement tous les pays à punir l'usage du symbole. «Un tel soutien public à cette barbarie doit être interdit.»
I call on all states to criminalize the use of the ‘Z’ symbol as a way to publicly support Russia’s war of aggression against Ukraine. ’Z’ means Russian war crimes, bombed out cities, thousands of murdered Ukrainians. Public support of this barbarism must be forbidden.
— Dmytro Kuleba (@DmytroKuleba) March 29, 2022
De son côté, Gianni Haver s'accroche à un certain optimiste. «Dans un conflit armé, il y a toujours une guerre des symboles. Des deux côtés. C'est même souvent une foire aux logos, si je peux m'exprimer ainsi. Mais peu d'entre eux survivent au-delà de l'actualité. Malgré cette peur qui fait aujourd'hui réagir l'Europe, la dernière lettre de notre alphabet ne devrait plus symboliser le régime de Poutine dans vingt ans.»