En temps de guerre, l'équation est bien complexe pour ne pas froisser son allié, malgré que le monde entier se ligue contre ce même allié. Se la jouer neutre, un équilibre bien brinquebalant pour les nations qui préfèrent ne pas se mouiller. Mais comme souvent entendu: neutralité ne veut pas dire indifférence. Et c'est tout à fait vrai.
Partenaire économique et stratégique depuis 2007, la Suisse a tempéré, analysé avant de sévir. Et elle en a fait les frais durant les premiers jours de cette crise russo-ukrainienne, provocant l'indignation et essuyant l'ire d'une partie du peuple, comme nous le soulignions dans nos colonnes. Mais lundi, les sept Sages ont suivi le mouvement et se sont alignés avec les sanctions dictées par l'UE.
Dans ce marasme de critiques adressées, la Suisse n'est pas la seule à se montrer précautionneuse, soucieuse de l'image véhiculée. L'Inde adopte une autre forme de neutralité, une posture différente et bien délicate à gérer pour les instances indiennes. A présent, il est devenu l'autre pays scruté de près, pris dans l'oeil de Moscou. Le Monde titrait dans son papier du 26 février: l'Inde refuse de condamner l'attaque russe.
Le vendredi 25 février, lors du vote du conseil de sécurité de l’ONU, les partis réunis s'étaient mis d'accord pour ordonner à Poutine de retirer ses troupes «immédiatement». L'Inde a fait le choix de l'abstention.
Le hic est que le premier ministre Narendra Modi est dans une position inconfortable: l'Inde a besoin de Moscou pour contrer sa grande rivale, la Chine. Les deux pays ont été proches durant la Guerre froide, nouant une relation forte et rendant le dilemme diplomatique bien épineux. L'autre branche de l'arbre indo-russe est cette confrontation directe entre Pékin (qui s'est également abstenue de commenter la situation) et New Delhi. La raison? Un pan de terre situé dans l'Himalaya, au Ladakh précisément. Le désert aride au froid transperçant l'hiver est lorgné par Xi Jinping, le chef d'Etat chinois désireux d'étendre son territoire.
Mais c'est également un pays qui échange beaucoup, commercialement, avec la Russie. Et le Business Standard d'expliquer qu'entre 2016 et 2020, 49,4% de ses achats provenaient de Russie. C'est également un allié de poids pour la Russie, puisque le géant asiatique embarque de nombreux barils de pétrole. Enfin, comme le souligne le magazine Geo, les échanges annuels pèsent près de neuf milliards de dollars.
Le Financial Times développe un peu plus le poids économique entre les deux pays: 65% des armes transférées en Inde entre 1950 et 2020 provenaient de l'Union soviétique ou de la Russie, pour un total d'environ 83,4 milliards de dollars, selon l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm.
Et la Russie, pour faire face aux sanctions financières qui pleuvent, cherche des alliés (l'Inde et la Chine notamment) pour naviguer plus ou moins sereinement. Moscou n'a pas hésité à remercier l'Inde pour sa position «équilibrée» et «indépendante».
La politique prudente de Modi a de quoi hérisser, voire irriter la scène diplomatique mondiale. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky s’est adressé directement à Narendra Modi samedi dernier, espérant que l'Inde fasse un pas vers l'Ukraine pour calmer les ardeurs du tsar en pétard.
Sur RFI, Nandan Unnikrishnan, spécialiste des relations entre l’Inde et l’espace post-soviétique, n'est pas surpris:
Outre la gestion du vif conflit pour le Ladakh, Modi fait face à la colère des différentes puissances. Son refus de ne pas condamner fermement les agissements de Poutine, pourrait mettre à mal une autre alliance: le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quad). Une union entre le Japon, les Etats-Unis, l’Australie et l’Inde dans une volonté de construire un «Indo-Pacifique libre et ouvert.»
Au pays, dans The Indian Express, le journaliste C. Raja Mohan questionne la position diplomatique de son pays. «Alors que l'Europe s'unit contre l'agression du président russe, l'Inde doit réaliser que Poutine et la Russie ne sont pas les mêmes», écrit-il. Il n'hésite pas à critiquer «le grand chauvinisme russe, que Lénine tentait d'atténuer.» Le chef du Kremlin s'était montré réticent à la politique de Lénine dans son discours pour lancer la guerre russo-ukrainienne. A présent, l'Inde, tout comme les Emirats arabes unis, devront prendre parti. Et comme insinué par Washington aux dirigeants indiens, «d'user de leur influence» auprès de Moscou pour stopper ce carnage.